«On n’exporte pas la démocratie comme on exporte du Coca-Cola»

Pour le philosophe, il est temps de redéfinir ce système politique en crise. Mais il faudra prendre garde à n’en faire ni un paradigme idéal, détaché des réalités historiques, ni un modèle singulier à généraliser, comme si les contextes n’étaient pas différents selon les pays.

Du Moyen-Orient à l’Amérique, de Hongkong aux pays européens, y a-t-il un modèle démocratique qui s’imposerait à tous ? Les néoconservateurs américains ont voulu le croire, brandissant le principe pour conquérir de nouveaux territoires. Aujourd’hui, cette organisation politique est déstabilisée par une forme d’épuisement en Occident et de multiples assauts autoritaires dans les pays arabes notamment. Comment réinsuffler de l’idéal démocratique, voie de l’émancipation des peuples ? Philosophe, maître de conférences à l’université de Nantes, Florent Guénard mène l’enquête dans la Démocratie universelle, publiée à la rentrée au Seuil.

On admet volontiers que les démocraties ne font pas la guerre, en revanche, elles aiment «exporter leur modèle». Intervention en Libye ou guerre en Irak, l’idéal démocratique a souvent servi de prétexte – au moins moral – à ce type d’opération. Pourquoi ?

La conviction que la démocratie libérale est une forme politique destinée à s’étendre ou qu’il existe un désir universel d’adopter le modèle occidental de la démocratie a été fortement ancrée des années 80 aux années 2000. Avec l’idée qu’il suffisait de renverser un régime autoritaire pour qu’une démocratie se mette en place. En 1982, Reagan affirme qu’on ne gagnera pas la guerre froide en installant des missiles Pershing mais seulement quand la démocratie gagnera les cœurs. Dans ces années-là, la promotion du système démocratique devient la base idéologique du néoconservatisme américain. C’est la fameuse théorie des dominos où de l’Afghanistan à l’Irak, un premier pays «libéré» en entraînera un autre. En 2003, en Irak, le modèle démocratique sert d’armature idéologique au courant américain néoconservateur pour justifier la guerre.

Quelle est la base théorique de cette «démocratie exportable» ?

Elle repose sur une réinterprétation de la démocratie libérale selon trois présupposés. Premièrement, la démocratie appartient à l’histoire universelle, elle est l’horizon nécessaire de toute société, le telos de l’histoire. Deuxièmement, le désir de liberté habite tout individu. Troisièmement, cette anthropologie de la liberté repose sur une définition minimale de la démocratie, conçue comme une procédure de désignation des gouvernants, sans qu’il soit fait mention dans cette définition de la recherche du bien commun. C’est là la conception de Schumpeter selon laquelle le citoyen est une sorte de consommateur qui choisit un gouvernant comme il choisirait un produit. Cette théorie nous fait croire que la démocratie n’est qu’un processus de désignation et qu’une définition minimale de ce système suffirait à assurer son expansion. Mais c’est une illusion. Comment rendre désirable un modèle qui n’est, au fond, qu’une technique de désignation ? On n’exporte pas la démocratie comme on exporte du Coca-Cola.

A quel moment la démocratie se confond-elle avec une forme d’universalisme ?

1789 et la proclamation de la Déclaration des droits de l’homme ont constitué une inflexion décisive. Avec cette Déclaration, la démocratie entre dans l’âge de l’universel en quelque sorte. Se diffuse alors une organisation du peuple et de ses représentants qui se veut universelle. Le philosophe irlandais Edmund Burke, que l’on a trop rapidement classé parmi les penseurs monarchistes, dénonce alors la prétention révolutionnaire de ce texte qui entend renverser les normes adoptées au sein d’une communauté. Il remet en cause l’absolu d’un modèle qui nie les mœurs, les traditions, l’histoire, la singularité. Le débat sur l’universalisme est alors lancé. Plus tard, des penseurs comme Mill et Tocqueville vont repenser cet universalisme en le détachant de l’idéal révolutionnaire. Les deux vont construire un modèle universaliste en essayant de montrer que la démocratie est la fin de l’histoire. Au XXe siècle, on s’attachera à réduire la définition de la démocratie afin que ce minimalisme serve son expansion.

Est-ce ce modèle qui se fissure aujourd’hui ?

Selon cette définition minimale, la démocratie est une simple forme, sans contenu déterminé, comme vidée de ses valeurs (la liberté, l’égalité, la justice). Or, en Tunisie, en Ukraine ou à Hongkong, les citoyens descendus dans la rue ces dernières années ne réclament pas un simple droit de vote, ils veulent donner un sens plus grand à la démocratie qu’ils réclament. L’idée de démocratie défendue sur les places du monde entier est liée au principe de dignité, d’égalité de droits, de liberté d’association ou d’expression, de lutte contre la corruption, contre le détournement des fonds publics. Ces valeurs sont communes et elles sont portées par un langage commun : c’est la langue démocratique. En fait, la démocratie est le nom que l’on peut donner à une expérience universelle de désir d’émancipation mais il ne se confond pas, pour autant, avec ce modèle occidental qui n’est qu’une expression, historiquement déterminée, de ce désir.

Quelle serait la bonne définition de l’idéal démocratique ?

La démocratie est un concept universel mais d’une nature très singulière. Son principe est bien que le peuple soit, dans l’espace social, «la cause et la fin de toutes choses», selon l’expression de Tocqueville. On s’est attaché à montrer, en suivant Schumpeter, que le peuple n’existait pas, que c’était une abstraction et que l’individu n’avait aucune expérience politique lui permettant d’avoir un avis sur les questions générales. Mais ce jugement est très arbitraire car nous avons des expériences multiples de collectif (membre d’un quartier, d’un syndicat, d’une association, d’un club, d’un groupe de travail, etc.) qui nourrissent le sentiment que nous pouvons avoir d’appartenir à un peuple. Il faut reprendre la définition de la démocratie, en prenant garde de n’en faire ni un paradigme idéal, trop détaché des réalités historiques, ni un modèle singulier qu’il faudrait généraliser, comme si les contextes n’étaient pas différents. Le genre «démocratie» ne peut pas être déterminé a priori, il n’est de démocratie que ce que les peuples reconnaissent comme telle, comme l’affirmait déjà Périclès lorsqu’il s’adressait à ses concitoyens… Je pense qu’il faut pour cela repartir du désir de démocratie qui se manifeste lors des révolutions démocratiques : car les peuples, lorsqu’ils la réclament, désignent un idéal politique qui n’est pas simplement celui d’être représenté, plus ou moins bien, par des institutions. On a longtemps considéré que la démocratie était la réponse politique à l’aspiration à la liberté. Mais c’est un non-sens de séparer liberté et égalité, puisqu’il ne peut pas y avoir d’émancipation sans lutte contre les hiérarchies sociales, économiques et politiques. Ces hiérarchies sont autant de menaces sur le pouvoir de décision de chacun.

Est-ce ce modèle qui est aussi remis en cause, notamment en Europe et en France, par les attentats islamistes ?

Ces attaques contre la démocratie sont extrêmement perverses. Elles tentent de détruire de l’intérieur le système, de le pousser à prendre des mesures antidémocratiques qui limitent les libertés. Elles voudraient montrer ainsi que la démocratie se contredit, qu’elle n’est pas stable, qu’elle ne peut pas aller en quelque sorte au bout de son principe. Si le contexte l’exige, la démocratie ne doit pas avoir peur des limitations qu’elle s’impose elle-même. Il y a bien sûr des conditions, me semble-t-il, à respecter : il faut que ces restrictions soient prises de manière raisonnée et non sous l’effet de l’émotion, il faut bien sûr qu’elles soient limitées temporairement et, condition peut-être la plus importante, qu’elles soient soumises à un contrôle, par une commission ou une institution indépendante, qui puisse associer des experts (des juristes, des politiques) et des citoyens (qu’on pourrait tirer au sort). Les menaces que la démocratie doit affronter aujourd’hui la pousse à s’interroger sur elle-même. Mais cette interrogation sur soi est constitutive d’un régime qui doit sans cesse évaluer ses forces et ses faiblesses.

Liberation 05/10/2016