Le débat de la présidentielle américaine porte aussi sur le coût du travail 

A l’occasion du troisième débat qui aura lieu ce mercredi soir à l’University of Nevada à Las Vegas, Vincent Michelot, professeur d’histoire politique des Etats-Unis à Sciences Po Lyon, décrypte les enjeux d’emploi.

Comment se porte le marché de l’emploi aux Etats-Unis à la veille de l’élection présidentielle ?

Aux Etats-Unis, le concept de « marché de l’emploi » est marqué par le fédéralisme. L’Etat fédéral régule le « commerce inter-étatique », injecte des sommes importantes d’argent public dans l’économie (plus de 800 milliards de dollars dans le plan de relance de 2009) et agit par le biais de la Réserve fédérale sur les taux. Par ailleurs, il y a 50 Etats qui ont chacun leur politique de l’emploi, notamment par le biais de l’encadrement de l’activité syndicale. Les Etats, et même les municipalités en leur sein, ont notamment la possibilité de fixer un salaire minimum supérieur au salaire minimum fédéral qui est de 7,25 dollars de l’heure. Aujourd’hui, la ville la plus généreuse est Seattle avec un salaire minimum de 15 dollars de l’heure.

Quelles sont les propositions des candidats à l’élection présidentielle américaine en matière de salaire minimum fédéral ?

Hillary Clinton propose un salaire minimum à 12 dollars alors que son adversaire démocrate dans les primaires, Bernie Sanders, tablait sur trois points de plus. Quant à Donald Trump, il est difficile de savoir ce qu’il projette. Mais augmenter le salaire minimum serait contraire à l’orthodoxie républicaine traditionnelle. Par ailleurs, les médias américains ont révélé que dans ses entreprises, il a toujours cherché à payer les gens avec des salaires faibles y compris en violant les règles syndicales. Mais le débat porte beaucoup plus sur le coût du travail si l’on inclut la couverture santé des salariés, les congés parentaux, etc.

Quelles sont justement les spécificités de ce débat sur le coût du travail ?

Aux Etats-Unis et notamment dans les moyennes et grandes entreprises, la négociation salariale à l’embauche ne porte pas que sur la rémunération mais sur tout un package, comme une bonne couverture santé pour le salarié et pour l’ensemble de son foyer, des avantages en nature ou bancaires (prêt immobilier, financement des études des enfants…).

Quelles divergences avez-vous constaté entre les deux candidats sur ce point ?

Hillary Clinton souhaite poursuivre la politique de Barack Obama en matière de couverture et d’assurance santé afin de consolider les acquis de la réforme « Obamacare ». La thématique de campagne de la candidate démocrate est de protéger les plus faibles sur le marché de l’emploi (les femmes, les minorités ethniques) et d’étendre la couverture santé pour les mineurs. Le candidat Donald Trump, trouve que la réforme du système de santé aux Etats-Unis est dysfonctionnelle et gabegique. Il reprend les termes de la droite américaine qui souhaite abroger la loi et la priver de financement. En effet, cette réforme a été perçue comme une tentative de brider l’esprit d’entreprise car elle aurait plongé les PME et les TPE dans un carcan financier et bureaucratique. Même si elles ont reçu des compensations et des incitations fiscales, ces entreprises renâclent au caractère obligatoire de l’assurance pour leurs salariés. Nous assistons donc de la part du camp républicain à une critique acerbe et violente du « Obamacare » sans toutefois avancer un projet de remplacement.

Un autre sujet important se pose dans la campagne : la place des syndicats et leur rôle…

Il existe une grande disparité dans le statut des syndicats selon les Etats. Une forte tradition syndicale perdure dans l’Ohio, la Pennsylvanie ou le Michigan, bastion de l’industrie automobile et du syndicalisme américain. D’autres Etats (Wisconsin, Caroline du Sud, Alabama, Texas…) sont plus hostiles aux droits des syndiqués et ont instauré le principe de « Right to Work » pour s’opposer à l’exercice du droit de grève. Il s’agit souvent d’Etats qui se sont industrialisés plus tard, où le coût du travail est plus bas car l’exercice des droits syndicaux y est ardu.

Les divergences des deux candidats s’effectuent avec le soutien de leur parti. Le gouverneur du Wisconsin, Scott Walker, par exemple, est devenu le héros du combat contre le pouvoir des syndicats. Il a été soutenu par les frères Koch, de très généreux donateurs du parti républicain. Le syndicalisme n’a jamais été aussi faible dans un marché du travail déstructuré ; il n’a plus de rôle de médiateur, avec de très faibles salaires dans de nombreux secteurs d’activité. Cela devient un facteur de déstabilisation.

Que pensez-vous des résultats de l’agence de notation Moody’s qui constate que Donald Trump détruirait 3,5 millions d’emplois et qu’Hillary Clinton en créerait 10 millions ?

Ce type de scénario a une crédibilité très faible car nous ne maîtrisons pas les données. Ces chiffres, pour les deux candidats, sont tout au plus des extrapolations. La position protectionniste, anti libre-échange et la promesse d’un affrontement économique violent avec la Chine sont des propositions iconoclastes chez les conservateurs. Donald Trump prône un retour magique des emplois manufacturiers sur le territoire national. On a tendance à croire que le président des Etats-Unis est omnipotent et peut décider de tout. Mais les traités comme l’ALENA [ndlr : accord de libre-échange nord-américain] ne s’abrogent pas par une simple déclaration présidentielle. Beaucoup d’économistes et de politistes restent incrédules ou totalement sceptiques.

Les deux candidats achèvent leur campagne électorale avec un chômage au plus bas…

Le chômage aujourd’hui aux Etats-Unis se situe à environ 4,9 % de la population active, c’est à dire presque au niveau où il était avant la crise des subprime. On constate une vraie reprise. Les chiffres des créations d’emplois des derniers mois sont très parlants. Il commence à y avoir, dans certains secteurs, une raréfaction des chercheurs d’emploi et donc une hausse mécanique des salaires qui correspond aussi au départ à la retraite des baby-boomers. Les services à la personne, l’économie numérique et certaines formes d’industries de haute technologie se portent bien. Mais certaines catégories de salariés (les moins diplômés et qualifiés en général) continuent de ressentir d’énormes difficultés et n’ont pas retrouvé leur statut économique d’avant la crise. Il y a aussi de très grosses disparités régionales qui se traduisent elles aussi par des comportements électoraux précis.

Comment se traduisent ces disparités régionales en matière d’emploi ?

Dans certains Etats, le taux de chômage est faible mais avec une anxiété forte quant à l’avenir de certains types d’emplois : les centres d’appels ou la fabrication des biens de basse technologie. C’est le ressenti des électeurs de Donald Trump. Et dans certains Etats, le taux de chômage est important mais les emplois sont en hausse. Il y a aussi ces salariés qui travaillent à temps plein dans de grandes entreprises, avec un bon package dont la couverture maladie. Et d’autres, qui ont le même revenu mais en cumulant des emplois à temps partiel, sans avantage et avec un sentiment d’insécurité permanente. Cela crée des inégalités. Il existe aussi un nombre important d’Américains qui sont « sous-employés », c’est à dire qui travaillent dans un poste inférieur à leurs qualifications (et donc à leur rémunération attendue) ou à temps partiel lorsqu’ils souhaiteraient un temps plein. Ces deux Amériques se reflètent bien dans les deux catégories d’électeurs de cette campagne présidentielle américaine.
Les Echos 19/10/2016