Le nerf de la guerre, c’est les maths !

 

Les mathématiques sont au coeur de l’économie numérique. Longtemps enfermés dans leur tour d’ivoire, les mathématiciens entendent désormais le faire savoir.

Trouver la distribution d’équilibre d’une marche aléatoire sur un graphe orienté. Evidemment, dit ainsi, le problème ne passionne pas les foules. Et pourtant, si vous trouvez cette mystérieuse distribution, vous avez l’algorithme PageRank. Et si vous tenez PageRank, vous obtenez Google, aujourd’hui la première capitalisation boursière mondiale devant Apple.

Ce qui était encore, il y a moins d’une vingtaine d’années, une obscure start-up portée par deux jeunes étudiants de Stanford est devenu, depuis, « le » symbole incontesté du rôle de premier plan joué par les mathématiques dans l’économie moderne en général, et le numérique en particulier. « Le numérique a décuplé, centuplé le pouvoir d’impact des mathématiques », se réjouit le médaillé Fields et directeur de l’Institut Henri-Poincaré (CNRS/UPMC), Cédric Villani, l’un des initiateurs du colloque « Mathématiques, oxygène du numérique », qui s’est tenu les 20 et 21 octobre sur le campus rénové de Jussieu.

A la fin des années 1980, le mathématicien français Yves Meyer fonde et développe la théorie moderne des ondelettes, un nouveau chapitre du traitement du signal. Une génération de brillants jeunes scientifiques suivront ses traces ; parmi eux, Stéphane Mallat n’a pas été long à comprendre l’utilité des ondelettes pour comprimer les images haute définition. Cela a abouti à la création de Let it Wave, l’une de nos pépites des années 2000. Malheureusement, faute de trouver assez de curiosité pour les mathématiques parmi les élites économiques françaises, il devra vendre sa start-up en 2008 à une entreprise de la Silicon Valley, Zoran Corp. Un tel loupé pourrait-il se reproduire aujourd’hui, huit ans plus tard ? Cédric Villani veut croire que non. « Les mentalités ont évolué depuis l’époque où Stéphane Mallat a été obligé de vendre son entreprise à un groupe étranger. Une prise de conscience de la place des mathématiques dans l’économie numérique s’est indubitablement produite, prise de conscience que la récente étude Eisem est venue cristalliser. » Datant de mai 2015, l’« Etude de l’impact socio-économique des mathématiques en France » a été réalisée par un cabinet de conseil privé (CMI), à l’initiative notamment de l’Amies (Agence pour les mathématiques en interaction avec l’entreprise et la société). Elle révèle, entre autres chiffres clefs, que les maths impactent directement 9 % des emplois, ce qui représente 15 % du PIB du pays (lire ci-contre).

Une « nouvelle loi de Moore »

L’entrée dans l’ère numérique, illustrée par le rayonnement de la Silicon Valley et la montée en puissance des Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon), a mis les algorithmes au centre du jeu. Et donc l’algorithmique, discipline à la frontière de ces deux sciences étroitement intriquées que sont les mathématiques et l’informatique (lire ci-dessous). Mais c’est surtout avec la croissance exponentielle du nombre de données numériques – le fameux Big Data – que les mathématiques ont accru leur emprise sur l’économie. « On constate que le nombre de données obéit à une sorte de « nouvelle loi de Moore ». Il suit une exponentielle dont le temps caractéristique est d’environ deux ans, ce qui signifie que l’humanité a produit autant de données au cours des deux dernières années que durant toutes les années précédentes, et que ce nombre aura encore doublé dans deux ans, explique Cédric Villani. Mais la question qui taraude tous les dirigeants d’entreprise, c’est : comment ce déluge de données peut-il m’aider à mieux cibler et satisfaire mes clients, mieux adapter mes produits ou services ? »

D’où l’importance stratégique prise par l’analyse des grandes données – ce que l’on appelle en bon franglais le « data mining » et qui est l’affaire des « data scientists », autrement dit des statisticiens spécialisés dans la manipulation de très grands jeux de données. Leur rôle ? Déterminer le jeu de paramètres dont dépendent réellement les variables d’intérêt, repérer, parmi toutes les corrélations existantes, quelles sont celles qui ne sont que des artefacts… Bref, faire parler une montagne de chiffres. Ce n’est pas un hasard si la société américaine CareerCast, qui fait office d’observatoire des métiers outre-Atlantique, a classé cette année les statisticiens au premier rang des métiers les plus porteurs.

L’étude Eisem met d’ailleurs le « data mining » en bonne place dans la liste des « cinq grands champs de compétences mathématiques » appelés à jouer un rôle dans l’économie future, aux côtés du traitement du signal et de l’analyse d’images (qui fait appel à la géométrie différentielle), de la modélisation-simulation-optimisation (MSO, qui repose surtout sur les équations aux dérivées partielles), du calcul haute performance (HPC) et de la cryptographie.

Le temps est loin où les meilleurs parmi les jeunes mathématiciens choisissaient si souvent la finance pour y élaborer des produits de plus en plus sophistiqués – lesquels ont conduit à la crise des subprimes de 2007-2008, qui a valu auxdits mathématiciens de se prendre une volée de bois vert dans les médias et de la part d’une partie de la classe politique. « La finance n’est plus le principal vivier pour les mathématiciens, assure Cédric Villani, qui cite l’exemple de la MSO. Les équations aux dérivées partielles sont utilisées dans toutes les industries où des problèmes complexes doivent être modélisés, comme, typiquement, la mécanique des fluides pour l’aéronautique. Des centaines d’histoires de collaboration fructueuse entre MSO et industrie ont été recensées durant les dernières années. »

Mais l’économie n’est pas le seul domaine que les mathématiques et les mathématiciens sont en train de coloniser. Un autre, tout aussi important, est celui de la santé. Particulièrement concernée par la problématique du Big Data, la biologie emploie de longue date des biostatisticiens et des spécialistes de la modélisation mathématique. Les avancées permises par cette intrication croissante prennent souvent un tour imprévu. Lors du dernier Congrès international des mathématiciens, qui s’est tenu en 2014 à Séoul, le Français Emmanuel Candès, aujourd’hui professeur à Stanford, a évoqué un débouché aussi inattendu qu’intéressant de la recherche mathématique. Il a expliqué à ses pairs que la méthode dite « de parcimonie », à la base de dizaines d’algorithmes servant aux Netflix et consorts à personnaliser leurs recommandations, permettait également de réduire le temps passé par les patients dans un scanner, ce qui leur évite d’absorber trop de radiations. Un exemple parmi beaucoup d’autres de ce que les mathématiciens, trop longtemps enfermés dans leur tour d’ivoire universitaire, peuvent apporter à la société.

Yann Verdo
Mathématiques : les chiffres clefs

L’étude Eisem, réalisée par le cabinet CMI en mai 2015, estime que 9 % des emplois en France sont directement impactés par les mathématiques.

Ces emplois à haute valeur ajoutée représentent 15 % du PIB français.

Ces chiffres sont en ligne avec ceux donnés par Deloitte dans une précédente étude pour le Royaume-Uni (9 % de l’emploi, 16 % du PIB).

L’étude Eisem indique que 44 % des technologies clefs (identifiées comme telles par les rapports gouvernementaux) sont fortement liés aux progrès de la recherche mathématique.

La France compte 4.000 chercheurs et enseignants-chercheurs en mathématiques, répartis dans 60 laboratoires.

Avec 8,5 % des publications en mathématiques les plus citées à deux ans, la recherche française devance l’Allemagne, l’Italie et le Royaume-Uni (entre 5,8 et 7,6 %).

Les Echos 31/10/2016