Etats-Unis : la longue chute des déclassés

Dans un pays où les écarts de richesse se creusent toujours plus, le magnat a su séduire les victimes d’une économie dérégulée. Sans pour autant promettre une refonte d’un système dont il est le produit.

«J’ai passé ma vie dans les affaires, à voir le potentiel non-exploité des gens et de projets à travers le monde. C’est maintenant ce que je vais faire pour notre pays. Chaque Américain pourra désormais accomplir son potentiel. Ces hommes et ces femmes oubliés de notre pays… Eh bien, ils ne seront plus oubliés.» Belote, rebelote et dix de der pour Donald Trump qui se dirige vers la Maison Blanche. Cette phrase, d’apparence presque anodine, prononcée mercredi lors de son premier discours de président élu, le milliardaire n’a cessé de la marteler (sous diverses formes) tout au long de sa campagne. Il est difficile d’imaginer que le magnat de l’immobilier, devenu phénomène politique, se soit inspiré des réflexions de John Kenneth Galbraith pour composer ses discours pleins d’outrances et de remèdes ultrasimplistes. Economiste keynésien et professeur à Harvard qui fut conseiller économique pour différents présidents des Etats-Unis, de Franklin D. Roosevelt à John F. Kennedy, Galbraith a montré comment la spéculation financière provoque d’abord un sentiment de félicité… avant de se transformer en effroi.

A l’appui de sa thèse, une idée toute simple : les individus ont une forte tendance à croire que «plus un homme possède ou gère d’argent, plus profonde et magistrale est sa vision des phénomènes économiques et sociaux, et plus subtils et pénétrants sont ses processus mentaux». Difficile d’imaginer que des hommes si riches, ayant atteint les plus hautes positions dans le monde de la finance, puissent se tromper dans leurs recommandations. «Il y a là, estimait l’économiste, comme un défi à l’ordre social.» Cette approche, appliquée à la finance pour expliquer la formation des bulles, l’est tout autant pour Donald Trump lorsqu’il promet de présider à la destinée des Etats-Unis comme à celle d’une entreprise.

Comment une adhésion à Trump a-t-elle pu être aussi forte, alors que son programme économique, s’il devait être appliqué à la lettre, n’a pratiquement aucune chance de doubler le rythme de croissance ainsi que le milliardaire le prétend ? Difficile de comprendre les raisons d’un tel ralliement sans faire un travelling politico-économique arrière. Bien sûr, lorsqu’Obama arrive au pouvoir en novembre 2008, il multiplie les plans de relance keynésiens. A l’arrivée, la croissance affiche une moyenne de 2,4% par an entre 2008 et 2015. Un record de longueur, doublé d’un autre record, celui d’une croissance qui n’aura jamais été aussi longtemps molle. Quant au chômage, il pointe désormais en dessous de la barre des 5%. Mais voilà, sans une baisse du taux d’emploi constante en raison du pourcentage croissant de chômeurs qui ont abandonné leur recherche de travail, le taux des sans-emploi américains flirterait aujourd’hui avec les 10%. Comme en France.

44 millions de pauvres

Non seulement la marée n’a pas fait monter tous les bateaux, mais la confrontation entre deux Amérique se confirme un peu plus. Avec des résultats qui témoignent de ce paradoxe d’un pays capable de croissance mais au profit d’une ultra-élite. D’un côté, près de 7 millions de riches, de l’autre, des dizaines de millions de pauvres. En 2015, les 3% des plus riches concentraient près de 31% du revenu total, contre à peine 28% en 2010. Et si on considère leur revenu et patrimoine, ces 3% détiennent près de 55% de la richesse globale. «Une partie de cette seconde Amérique, celle qui est dans le déclassement, qui reste sur le rebord du chemin, subit de plein fouet une désindustrialisation massive», explique Romain Huret, spécialiste des Etats-Unis de l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Et d’ajouter : «Alors que pendant longtemps, il était possible de bien vivre aux Etats-Unis avec un salaire d’ouvrier sans avoir fait d’études supérieures, c’est impossible aujourd’hui.» A la place ? Un déclassement des classes moyennes et près de 44 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté, survivant dans l’insécurité alimentaire et utilisant des bons du Food Stamp Program dans les supermarchés.

Mais pour mieux comprendre la rupture dramatique d’aujourd’hui, il faut remonter encore plus loin dans le passé. Nous sommes au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Les Etats-Unis comme l’Europe ont enfin des lois, des conventions collectives de branche, de secteur… Autant de nouveaux instruments de régulation économique qui vont favoriser une répartition de plus en plus équilibrée de ce que les économistes appellent le «partage de la valeur ajoutée». Des années durant, dans la plupart des économies occidentales, et à l’instar des Etats-Unis, cette valeur créée dans les entreprises ne va cesser d’augmenter sous l’effet d’une forte hausse de la productivité des entreprises.

Contre-révolution

Jusqu’au début des années 80, le conflit de «redistribution de la richesse» comme disent (encore) les économistes est fondé sur une réalité sonnante et trébuchante : celle d’un régime de croissance (ou d’accumulation des richesses) fordiste. Pour les économistes hétérodoxes qui développent ce concept, l’accumulation du capital, au sens marxiste du terme, s’accompagne d’une accumulation des revenus. Bref, les forts gains de productivité dans l’industrie finissent par profiter au plus grand nombre. «Le modèle fordiste regroupe les ouvriers qui, ensemble, développent une conscience de classe. On a une population ouvrière, une force de travail qui n’est pas fragmentée, mais homogène», note Romain Huret.

Certes, entre travail (syndicat) et capital (actionnaires), le partage de la valeur ajoutée dans les entreprises américaines est loin d’être un long fleuve tranquille. Pour autant, les actionnaires ne bloquent pas la dynamique de ce moteur de croissance. C’est donc l’époque des grandes usines, l’époque où les syndicats parviennent, tant bien que mal, à tenir (avec les détenteurs du capital) le couteau qui permet de départager les parts du gâteau des profits. Le monde industrialisé, dont les Etats-Unis sont le chef de file, vit un âge d’or que les économistes et les sociologues qualifieront de Trente Glorieuses. «Bien sûr, les Etats-Unis sont alors dominés par l’idée de la concurrence. On y tolère même une société relativement sauvage sur le plan économique, mais l’Etat est toujours là pour protéger, dès lors que cela devient nécessaire, quitte à taxer ce qui vient de l’extérieur», explique l’économiste Jacques Généreux, qui vient de publier la Déconnomie (Seuil).

Toute cette construction, ce compromis social, va commencer à voler en éclats au début des années 80 sur fond d’inflation et de flambée du prix des matières premières. Le plein-emploi ? Du passé. Les gains de productivité ? Ils s’effondrent. Les politiques de relance keynésiennes ? De moins en moins opérantes. Le 20 janvier 1980, un certain Ronald Reagan prend les rênes du pouvoir américain. C’est lui qui va ouvrir le champ à une surprenante contre-révolution conservatrice. Cette fois, le monde est sur un point de bascule. Le contexte ? Puisque l’Etat montre son inefficacité, confions au marché la tâche d’éliminer l’inflation, le chômage ou encore le déficit commercial. C’est le début de la défaite du keynésianisme. Et il n’y aurait pas d’alternative.

Mirage et cauchemar

Tout s’enchaîne alors très vite. L’école de Chicago, celle qui ne jure que par le marché et les politiques de dérégulation a le vent en poupe. La protection sociale ? Les entreprises publiques ? Les systèmes de retraite par répartition ? L’intervention de l’Etat ? Terminé.

Place à la finance qui sait collecter l’épargne des ménages et des entreprises, qui sait investir sur les marchés financiers et faire fructifier l’argent des épargnants. L’heure est la dérégulation sous toutes ses formes, à la mondialisation, aux délocalisations… «Et faut-il rappeler que ce sont les gouvernements démocrates qui auront le plus dérégulé l’économie américaine depuis le début de cette période d’après ? insiste Jacques Généreux. Le mandat de Bill Clinton est sans doute celui qui a fait la plus belle part à la financiarisation de l’économie américaine.» A commencer par faire voler en éclats la séparation entre banque de dépôt et banque d’affaires. Sur laquelle Barack Obama ne reviendra pas malgré la crise de 2007. Déréglementation et décloisonnement des marchés et des banques vont favoriser une vague inédite d’innovations financières. Les salaires ? Ils stagnent aux Etats-Unis comme ailleurs. Le chômage ? Il ne cesse de s’envoler. Il n’est plus qu’un horizon, celui de la finance, de la Bourse, du Nasdaq… Et ceux qui autrefois parlaient de «régime d’accumulation fordiste» parlent désormais de «régime d’accumulation tiré par la financiarisation des économies». Et les Etats-Unis auront été la pointe avancée de ce modèle qui ne cesse, sur fond d’entreprises dont la mobilité est facilitée par une mondialisation de plus en plus débridée, de faire la part belle à la finance. Bien sûr, comme pendant les Trente Glorieuses, la consommation permet d’alimenter la croissance. Elle reste même un trait commun aux deux régimes de croissance, fordiste hier, patrimonial ou financier aujourd’hui. Place au modèle Wall-Mart et à la fragmentation du travail. Hier, c’était les gains de productivité créés dans la production qui alimentait une consommation de masse. Désormais, ce sont les crédits… Et donc la finance.

Jusqu’à ce que le mirage tourne au cauchemar, du moins pour les plus vulnérables. Le dernier en date à un nom : c’est celui des subprimes. Rien (ou presque) dans le discours de Donald Trump ne montre la moindre volonté de changer en profondeur la structure d’un pays qui ne cesse d’être de plus en plus inégalitaire. Mais face au désespoir, une partie des électeurs du candidat conservateur semblent penser que ce dernier pourra transformer le plomb en or.

Libération 09/10/2016