« Les réseaux sociaux n’introduisent pas d’égalité »

Dans un entretien au magazine « Le Monde Campus », le sociologue Jean-François Amadieu explique en quoi il est malgré tout possible de recruter sans discriminer.

Sociologue, directeur de l’Observatoire des discriminations et professeur à l’université Paris-I, vous avez publié en septembre La Société du paraître. Les beaux, les jeunes et les autres (éd. Odile Jacob). Depuis quelques années, entreprises et pouvoirs publics semblent avoir pris à bras-le-corps le problème des discriminations à l’emploi. Avec quels résultats ?

Jean-François Amadieu.- Depuis 2004-2005, les grandes entreprises se sont engagées dans une politique de promotion de la diversité, avec la signature de nombreux labels et chartes. Mais, en pratique, les discriminations perdurent. C’est le processus de recrutement qui doit être mis en cause. Il reste fondé sur un vague tri des CV, suivi d’un entretien.

Or, des enquêtes montrent que c’est au moment de l’entretien que les discriminations sont les plus fortes. L’utilisation des tests d’aptitude, qui pourraient faire contrepoids à la subjectivité du recruteur, reste rare. L’autre problème concerne le recrutement par le biais du « réseau », qui est très fréquent alors qu’il s’agit, par essence, d’une pratique discriminatoire.

Les résultats diffèrent selon les enquêtes. Quels sont les principaux motifs de discrimination : l’âge, le sexe, la couleur de peau ?

Cela dépend évidemment de la manière dont les enquêtes sont menées : il peut s’agir de testings, de sondages auprès de demandeurs d’emploi… De plus, les facteurs de discrimination se cumulent souvent. Si l’on se base sur le baromètre édité par le défenseur des droits et l’Organisation internationale du travail (OIT), les discriminations les plus importantes vécues par les demandeurs d’emploi concernent les seniors de plus de 55 ans.

L’apparence physique au sens large – poids, look, couleur de peau… – constitue le deuxième motif de discrimination. Le patronyme n’apparaît pas important dans les enquêtes, car il concerne numériquement moins de monde, de même que le handicap.

Quant au fait d’être une femme, c’est plutôt le fait d’être enceinte ou d’avoir des enfants qui est en cause. Il est dommage que le baromètre du défenseur des droits ne prenne pas en compte le critère de l’appartenance sociale, alors que le poids du réseau personnel et familial est déterminant. Des études menées par l’Association pour l’emploi des cadres (APEC) ont montré l’importance du réseau pour trouver un emploi. Les réseaux au niveau des grandes écoles jouent aussi un rôle important.

En quoi les nouveaux modes de recrutement liés au numérique – réseaux sociaux, CV vidéos… – changent-ils la donne ?

Les réseaux sociaux n’introduisent pas plus d’égalité, au contraire. Le recrutement par le biais des outils ne dépasse pas 10 %, mais leur utilisation par les employeurs pour rechercher des informations sur le candidat s’est généralisée. Des études ont prouvé que cela ne lui profitait pas. L’employeur peut trouver des informations sur son appartenance religieuse, son orientation sexuelle… qu’il n’aurait pas eues autrement.

Un autre phénomène contestable est l’utilisation de CV vidéo. Des enquêtes menées par le cabinet Mozaïk RH et l’université Paris-Dauphine montrent qu’il n’y a strictement aucune baisse du niveau de discrimination quand il y a utilisation des CV vidéo. Il y a au contraire une augmentation dans le cas de personnes en surcharge pondérale ou au visage disgracieux. Pourtant, même Pôle emploi fait la promotion de ce type d’outils !

Lire aussi :   Discriminations à l’embauche : une étude sévère pour les grandes entreprises françaises

Une autre évolution inquiétante concerne les logiciels d’analyse des expressions faciales, que l’on voit apparaître aux Etats-Unis. Ces outils prétendent non seulement décrypter vos émotions, mais aussi savoir si vous êtes intelligent, si vous avez une personnalité stable, etc. On se fonde sur un élément purement physique pour apprécier la personne ; l’utilisation de la machine systématise les jugements stéréotypés. En plus, les gens ne sont pas au courant de l’utilisation de ce genre de logiciels : il suffit que le recruteur organise un entretien sur Skype pour se servir de ce type d’outils sans en informer le candidat.

Hackathons, Ecole 42… Au niveau des entreprises de la netéconomie, on voit émerger de nouveaux modes de recrutement, qui se veulent plus ouverts. Représentent-ils une alternative intéressante ?

Pas vraiment, dans la mesure où ces initiatives restent très marginales et se situent sur des métiers en tension, où l’on a déjà du mal à trouver des candidats. On peut aussi se demander si les pratiques discriminatoires ne prennent pas une autre forme dans les entreprises du high-tech. Au niveau de l’âge notamment, il y a déjà eu des affaires mettant en cause des entreprises de la Côte ouest des Etats-Unis.

Quelles sont les solutions qui n’ont pas encore été tentées ?

La première serait de mettre en place le CV anonyme, une solution qui a malheureusement été abandonnée. L’autre serait de généraliser l’utilisation des tests de mise en situation, comme le fait déjà Pôle emploi. Ces solutions ne feraient pas complètement disparaître les facteurs discriminatoires, mais permettraient de les atténuer.

Lire aussi :   Le gouvernement fait procéder à des tests de discrimination à l’embauche

Le développement du recrutement par le biais des stages ou de l’alternance, où l’on voit le candidat en situation, est également une bonne chose. Mais l’accès aux stages ou à l’apprentissage se révèle lui aussi discriminant : pour trouver une bonne place, Il faut déjà avoir un pied dans le système.

Finalement, recruter n’est-ce pas toujours discriminer ?

Non ! La loi relative à la lutte contre les discriminations de 2001 est très précise. Elle prévoit une vingtaine de motifs de discrimination. Par exemple, discriminer quelqu’un en raison de son poids est interdit ; en revanche, la tenue vestimentaire peut être un motif de non retenue du candidat. Ce qui peut se comprendre : sa façon de s’habiller indique s’il a oui ou non intégré les codes de l’entreprise.

La discrimination pour des raisons vestimentaires, dans le cas du voile, par exemple, peut être admise quand il existe un motif légitime et raisonnable. L’employeur doit avoir mis en place un règlement intérieur stipulant un dress code ; en revanche, une simple charte ne suffit pas. En ce sens, la loi El Khomri, qui précise que l’employeur peut inscrire le principe de neutralité dans son règlement intérieur, ne fait que reprendre la législation antérieure. Rien de nouveau !

Le Monde 14/12/2016