Elites françaises : enquête sur un monde clos

Au pays de la méritocratie républicaine, l’accès aux plus hautes fonctions dépend toujours de l’origine sociale. Historiens, sociologues et politologues décryptent les mécanismes à l’œuvre.
Entre-soi, cupidité, égoïsme, incompétence… Pas un jour sans que les élites soient accusées de tous les maux. Depuis le krach financier de 2008, la critique flambe et prend de l’ampleur dans la plupart des pays démocratiques. L’histoire n’est pas nouvelle : les grands ébranlements ont en commun de fragiliser l’ordre social, ou du moins de le secouer.

Dans leur sillage, les responsables politiques et économiques sont mis en cause pour n’avoir pas su garantir la stabilité, la prospérité ou la paix. Voyez, dit-on, ils étaient aux commandes et ils ont failli. C’est déjà ce qui s’était produit au lendemain de la première guerre mondiale : la France et surtout l’Allemagne avaient alors enregistré une flambée d’antiélitisme. Dans tous les cas, ces poussées d’hostilité font le lit du populisme.

Un groupe fermé

La France d’aujourd’hui n’échappe pas à ce procès en illégitimité, dont on entend des échos un peu partout. Mais l’affaire prend un caractère particulier dans un pays en équilibre sur une ambiguïté : on y cultive la « passion de l’égalité », pour reprendre l’expression de Tocqueville, alors que l’élitisme constitue l’un des fondements de la République. Le problème ne serait pas que ces élites existent – c’est le lot de presque toutes les sociétés –, mais qu’elles se comportent en oligarchie, un groupe fermé accaparant le pouvoir. « Je crois à l’élite, à condition qu’elle soit ouverte et renouvelée », a déclaré, dans Le Monde daté du 18 janvier 2016, la ministre de l’éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem. Alors justement, qui sont-elles, ces élites françaises, comment se forment-elles, se transforment-elles et participent-elles à la démocratie ?

Le mot « élite » lui-même, glissant comme une savonnette, a une longue histoire et un périmètre variable. Admettons qu’il désigne un nombre limité d’individus dont les décisions, dans les domaines économique et politique, retentissent sur la vie du plus grand nombre. « Le système mis en place sous la IIIe République était clairement élitiste, explique François-Xavier Dudouet, sociologue au CNRS, spécialiste des questions politiques et morales. Il visait à produire une noblesse républicaine. L’école laïque, publique et obligatoire devait, in fine, sélectionner les meilleurs, ceux qui étaient aptes à gouverner. » Cet idéal sera largement diffusé, y compris au-delà des frontières, par la pensée d’Auguste Comte.

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Jusqu’à l’aube des années 1930, le terme jouit encore d’une connotation positive. Mais la première guerre mondiale est passée par là, les classes dirigeantes portent la responsabilité d’une épouvantable boucherie. Peu à peu, une contestation prend forme, qui sera relayée par la pensée marxiste. Mais une partie de ceux qui portent cette critique sont eux-mêmes le produit des grandes écoles, par exemple Jean-Paul Sartre ou Louis Althusser et ses disciples dans les années 1960.

 

C’est qu’en France l’élitisme a la vie dure. Les Français peuvent détester les élites en place, mais renoncer à en avoir ou, encore mieux, à en faire partie, jamais. Et cela tombe bien, car tout concourt à en fabriquer une, quels que soient les pouvoirs en place. Sauf que le système dysfonctionne dès le primaire, comme le montrent les enquêtes PISA menées par l’OCDE : en France, non seulement l’école ne compense pas les inégalités sociales, mais elle a tendance à les aggraver. Pourtant, comme le constate l’économiste Eric Maurin, les études de l’OCDE comparant les revenus des enfants à ceux de leurs parents montrent que la mobilité sociale est plutôt meilleure en France qu’aux Etats-Unis, au Royaume-Uni ou en Italie. Pour la population prise dans son ensemble, l’ascenseur social marche un peu moins mal que dans les pays en question.

Mais, au sommet, c’est une autre paire de manches. Car tout en haut, un système typiquement hexagonal, celui des grandes écoles, produit un petit nombre d’éléments sur-sélectionnés qui occuperont les postes les plus en vue au sein de l’administration, de la politique, de l’économie. A l’origine, ces établissements, qui n’existent pas chez nos principaux voisins, devaient permettre de moderniser la société. L’Etat avait besoin d’experts. Mais, au fil du temps, ils sont devenus un vivier alimentant aussi bien le privé que le public.

Dans une étude de 2010, François-Xavier Dudouet et l’historien Hervé Joly montrent que les diplômés des grandes écoles occupent massivement les directions des entreprises du CAC 40. Parmi ceux-ci, les anciens de Polytechnique, de HEC et de l’ENA ont conquis 45 % des places, souvent les plus prestigieuses. Et, même à ce niveau, le processus d’écrémage joue encore : ceux qui sont sortis dans les « grands corps » (pour l’ENA, l’inspection des finances par exemple) décrochent le pompon.

Capital culturel

Jusque-là, en théorie, pas de problème. Après tout, c’est la méritocratie qui est censée être aux commandes, dans la tradition républicaine du « respect de l’intelligence et de la raison » décrite par le politologue Olivier Costa. Sauf que le mérite n’est pas une donnée brute. « En théorie, le système est égalitaire, les enfants venus de tous les horizons socio-économiques peuvent accéder au sommet, ajoute-t-il. Mais en réalité, les mécanismes de sélection ne le sont pas. » Les facteurs purement économiques sont un élément essentiel de réussite, mais le capital culturel a également une importance fondamentale.

Comme l’a montré Pierre Bourdieu, le capital culturel reçu (ou non) par un individu intervient largement autant que son intellect dans sa destinée professionnelle et sociale. Le fait de maîtriser les codes de politesse et le parler des classes dites supérieures, ses habitudes vestimentaires, mais aussi de pratiquer certains sports, d’avoir certains loisirs, de posséder une culture générale ad hoc, tout cela donne des chances supplémentaires, alors que ces savoirs ne font l’objet d’aucun apprentissage systématique à l’école.

Sans parler des langues étrangères et notamment de l’anglais, discipline très dépendante de séjours linguistiques qui ne sont pas à la portée de toutes les familles. Le grand tamis se met en place bien avant l’arrivée dans les grandes écoles : d’après une note du ministère de l’éducation nationale datant de 2011, 50 % des élèves de classes préparatoires avaient un père cadre supérieur ou profession libérale. Soit le même chiffre, à 1 % près, que dix ans auparavant. La machine à fabriquer de l’entre-soi tourne à plein régime.

Pour Paul Lagneau-Ymonet, sociologue et enseignant à l’université Paris-Dauphine, c’est une évidence : les bonnes notes et la meilleure volonté du monde ne suffisent pas. « Au niveau master, observe-t-il, on fait entrer en ligne de compte des compétences acquises en famille. On a beau faire un effort pour attirer des élèves issus de lycées de banlieue, si on ne change pas les modalités d’admission, rien ne bouge vraiment. » Quand Sciences Po Paris a mis en place, en 2001, un concours d’entrée séparé pour des jeunes gens venant des zones d’éducation prioritaire, l’initiative a provoqué un tollé. Chaque année, entre 50 % et 70 % des admis viennent de catégories socioprofessionnelles défavorisées, soit environ 10 % de chaque promotion.

Encore faut-il que ces étudiants puissent s’en sortir professionnellement à l’issue de leurs études. Dans une note de 2011, le sociologue Vincent Tiberj l’assure : les élèves recrutés dans le cadre des conventions d’éducation prioritaire ont la même réussite sur le marché de l’emploi que tous les diplômés de Science Po Paris. Mais le constat ne vaut pas pour l’ensemble des établissements.

Un autre sociologue, Paul Pasquali, a étudié le parcours d’une cohorte d’élèves qui suivaient une classe préparatoire spécifique en région pour accéder, notamment, aux Instituts d’études politiques. « Les difficultés scolaires sont rattrapables, souligne-t-il, mais une fois sur le marché du travail les entreprises ne recrutent pas seulement sur le diplôme. Le non-scolaire reprend ses droits, alors même que les boursiers ont tout misé sur le jeu scolaire. Par ailleurs, le carnet d’adresses compte : un bon réseau donne accès aux bons stages. » Enfin, un niveau de revenu suffisant permettra d’attendre que le bon job se présente, éventuellement en allant passer quelque temps à l’étranger pour élargir son horizon. Pour le sociologue François ­Denord, « les dés sont pipés dès le début ».

Il est certes possible d’intégrer une grande école quand on est issu d’un milieu modeste, mais ces réussites demeurent exceptionnelles. A cet égard, les origines sociales des étudiants de l’ENA sont édifiantes : entre 2009 et 2011, sur 81 élèves, quatre avaient un parent ouvrier et 13 un parent employé. Au total, 12 % des 139 parents étaient issus des catégories populaires, alors que celles-ci représentent plus de la moitié des actifs. Les enfants d’ouvriers représentent 8 % des effectifs des écoles de commerce, mais seulement 2,5 % de ceux de la plus prestigieuse, HEC. « La naissance reste, en France, l’une des principales conditions de l’accès aux positions de pouvoir », écrivent Paul Lagneau-Ymonet et François Denord dans Le Concert des puissants (Raisons d’agir, 2016).

Les stratégies des classes aisées pour contourner la carte scolaire afin d’envoyer leurs enfants dans les établissements les plus cotés (ou les moins agités, c’est selon) ne font évidemment qu’aggraver le problème. Une fois que les rangs se sont éclaircis, les comportements matrimoniaux viennent parachever la constitution d’une caste homogène. Comme le montre un article de Milan Bouchet-Valat paru dans la Revue française de sociologie en 2014, « l’endogamie s’est affaiblie pour la quasi-totalité des groupes, comme l’importance des dimensions de l’espace social dans le choix du conjoint (…). Seule l’endogamie des diplômés des grandes écoles s’est renforcée ».

Quant à la morphologie de ces élites, elle est d’une étonnante stabilité. En étudiant l’annuaire Who’s Who in France, supposé regrouper les « meilleurs talents » du pays, François Denord et Paul Lagneau-Ymonet ont trouvé une population un peu plus féminine, un peu plus internationale, mais toujours dominée par les hommes, blancs et vieux de préférence. Une chose, pourtant, a profondément changé : l’importance du monde économique dans la composition des élites contemporaines.

Jusqu’à la fin des années 1960, les élites mêlaient de manière équilibrée des individus venus de la politique, de la haute administration et de l’économie. Mais, à partir des années 1980, les choses changent : le monde économique prend l’avantage et, plus encore, celui de la finance. « En France, constatent François Denord et Paul Lagneau-Ymonet, c’est l’époque où on a réformé les marchés financiers. Dans le même temps, le périmètre de l’Etat s’est rétréci, avec les privatisations de 1986-1988. En Europe, le marché unique renforçait l’ordre néolibéral. De plus en plus, la politique était assujettie à l’économie. » La preuve : si la majorité des énarques continuent de servir l’Etat, une partie des meilleurs « pantouflent » vers le privé – et de plus en plus tôt.

Connivence

L’une des caractéristiques des élites est qu’à un certain niveau les positions de pouvoir sont presque interchangeables. « Leurs membres circulent du politique à l’économique ou l’inverse, souligne le sociologue et juriste Pierre Lascoumes. L’exercice du pouvoir va de pair avec la mobilité. » Les cercles du pouvoir se mêlent, se rencontrent dans des lieux particuliers – les clubs par exemple – et s’influencent mutuellement. « Les milieux économiques ont exercé une forte influence sur les politiques en faveur de la dérégulation des marchés », rappelle ainsi Catherine Colliot-Thélène, professeure de philosophie politique. Les pressions de l’économie sur le politique ont toujours existé, mais elles se sont accentuées, notamment par l’intermédiaire des lobbys. Au point qu’on peut se demander si certaines structures de décision ne sont pas happées par des groupes d’intérêt.

La connivence est si grande qu’elle peut conduire à étouffer des affaires délictueuses, d’autant que les élites « ne se perçoivent même pas forcément comme transgressives, insiste Pierre Lascoumes, auteur, avec Carla Nagels, de Sociologie des élites délinquantes. De la criminalité en col blanc à la corruption politique (Armand Colin, 2014). Comme si leur contribution au bien commun les dispensait de suivre les règles, ou que ces transgressions constituaient une rémunération symbolique supplémentaire ».

Quelles que soient les évolutions en cours à un moment donné, les recompositions se font toujours à l’intérieur d’une bulle plus ou moins étanche. Cette évolution ne relève pas d’une stratégie consciente, mais d’une uniformité d’origines et de formation qui crée des comportements convergents. Comme le remarque François Denord, paraphrasant Marx : « C’est l’héritage qui fait l’héritier. » Mais quand les inégalités s’aggravent, quand les partis et les syndicats qui assuraient un rôle de médiation sont affaiblis, le fossé qui sépare la base du sommet risque de devenir vertigineux. Au début du XXe siècle, Vilfredo Pareto, le sociologue italien qui fut l’un des premiers à s’intéresser au concept d’élites, ne s’y trompait pas : il voyait l’Histoire comme un cimetière d’aristocraties n’ayant pas su se renouveler.

  • Raphaëlle Rérolle Le Monde 06/01/2017