«Que sais-je ?» : comment ne pas être sceptique

Les encyclopédies de poche s’offrent une nouvelle couverture en espérant renouveler leur public. Longtemps rien n’a bougé, les titres se sont multipliés jusqu’à l’absurde, les concurrents sont venus et les ventes se sont effondrées. A 75 ans passés, la collection tente un rajeunissement.

Peut-être y-a-t-il des objets sacralisés auxquels on ne devrait pas toucher ? Les Presses universitaires de France (PUF) ont changé le 11 janvier la couverture de leurs «Que sais-je ?», ces petits livres de 128 pages au format précis : 17,5 cm de haut et 11,5 cm de large. Car lorsque l’idée est venue en 1941 au fondateur des Presses universitaires de France, Paul Angoulvent, de publier des livres de référence s’adressant au plus grand nombre – idée géniale -, il fallait être économe. Le format s’impose parce qu’il permet de ne pas gâcher de papier alors que celui-ci est rationné par l’occupant.

La couverture reprend donc ce souci d’économie de moyens : le nom de la collection tout en haut, le titre de l’ouvrage, l’auteur, une boussole entourée d’une devise «Le point des connaissances actuelles» et l’éditeur en bas. Un rectangle vertical de couleur (rose pour le premier numéro, les Etapes de la biologie signé par Maurice Caullery) structure le tout, ressemblant à un pilier du savoir que les PUF veulent apporter à tous. Si les couleurs varient, la couverture devient intouchable, iconique en même temps qu’elle incarne l’austérité et la rigueur de la démarche. Entre 1941 et l’année 2001, la colonne reste blanche la plupart du temps mais peut devenir jaune, bleue, verte ou rouge, quand le fond passe du violet au marron, du rose au bleu pâle, sans rime ni raison.

La couverture n’avait donc pas bougé, ou à peine, pendant six décennies, elle aura changé trois fois ces quinze dernières années. Il a fallu faire face à une baisse des ventes au début des années 2000. Aujourd’hui, l’éditeur se lance dans une nouvelle refonte graphique périlleuse en réduisant la couleur à presque rien et en mettant une photo qui disparaît en partie derrière la colonne du savoir.

Etre populaire

En 1941, quand les PUF publient une collection de livres de petit format dans un Paris occupé, l’idée d’être populaire paraît étrange, mais pour le patron historique de la maison d’édition, Paul Angoulvent, il faut vendre plus, sans toucher à la crédibilité du contenu. S’adresser au plus grand nombre, être populaire sans abaisser son propos. «C’est un quitte ou double, raconte Valérie Tesnière, directrice d’études à l’EHESS et spécialiste de l’édition contemporaine. Pour Paul Angoulvent, compte tenu des difficultés économiques dont sortent à peine les PUF en crise depuis 1934, il y va de la survie de l’entreprise.» Les «Que sais-je ?» doivent apporter les recettes que les autres collections spécialisées sont incapables de fournir. L’ancien conservateur au Louvre sort l’imprimerie lourde.

Les numéros se multiplient – 56 numéros en 1941 – et le succès semble inespéré puisque les ventes s’élèvent à 200 000 exemplaires dès la première année. Les titres s’empilent, formant une immense encyclopédie abordable par tous : De l’atome à l’étoile, le Cancer, la Lumière,la Folie, le Verre ou le Piano… C’est l’infinie connaissance en 128 pages et 201,25 cm².

Pour les auteurs, la règle veut qu’il soit incontestable du strict point de vue académique. Parfois jeunes et inconnus, les auteurs finiront bien souvent tout en haut de l’échelle du savoir. En 1958, un chercheur prometteur, âgé de 28 ans, signe le numéro 802 intitulé Sociologie de l’Algérie. Il s’appelle Pierre Bourdieu et obtiendra la consécration en s’installant au Collège de France et en voyant son nom adjectivé. On est bourdieusien ou pas. On pourrait aussi citer Jacqueline de Romilly (Homère, numéro 2218), Jacques Le Goff (Marchands et Banquiers du Moyen Age, numéro 699), Emmanuel Le Roy Ladurie (Histoire du Languedoc, numéro 958), Emile Borel (Probabilité et Certitude, numéro 445), Jacqueline Beaujeu-Garnier (l’Economie du Moyen-Orient, numéro 473) ou Régine Pernoud (les Origines de la bourgeoisie, numéro 269) pour dresser un panthéon de poche.

Le bouillonnement

Paraître en 1941 suppose quelques compromissions et quelques combats. Que dire de la publication du numéro 10, la Corporation, publié alors que l’Etat français, Vichy, tente de faire disparaître les syndicats et rêve d’une organisation sociale nettoyée de toutes traces de marxisme et de lutte des classes ? A l’inverse, la publication du numéro 164, les Constitutions de la France de Maurice Duverger en 1944, remet en question la constitutionnalité du régime vichyste. La Milice tente d’en saisir tous les exemplaires.

Changement d’époque, la collection accompagne le bouillonnement d’idées, de révolutions, et de richesses des Trente Glorieuses. C’est à ce moment que la petite collection enregistre ses plus beaux succès : le Marxisme d’Henri Lefebvre, 326 000 exemplaires (numéro 300, première édition en 1948), la Psychanalyse de Daniel Lagache, 305 000 exemplaires (numéro 660, 1955) et la Psychologie sociale de Jean Maisonneuve, 200 000 exemplaires (numéro 458, en 1950). La recette fonctionne à plein puisque chaque année, un million de petits livres s’écoulent, représentant jusqu’au quart du chiffre d’affaires des PUF dans les années 70. Mais la lumière (200 millions d’exemplaires dans leur version française et des traductions dans 44 langues) attire les regards des concurrents qui vont copier l’idée jusqu’à reprendre le format de 128 pages pour certaines collections : «Repères» lancée en 1983 à La Découverte, «Découvertes» en 1986 chez Gallimard et «Dominos» en 1993 par Flammarion, qui s’arrêtera en 2002.

Au même moment et malgré un directeur des PUF, Michel Prigent, réputé peu influençable, la collection va se laisser imposer des sujets. Une erreur qui coûte cher à la maison, de l’aveu même de Michel Prigent face à un journaliste de l’Express en 2001 : « »Que sais-je ? » avait une telle notoriété que, après avoir épuisé les sujets généraux, nous nous sommes lancés dans des choses de plus en plus spécialisées, qui nous ont éloignés du grand public et ont coûté de plus en plus cher.» Que dire du Formalisme russe, de Histoire de l’expropriation, du Laser en dermatologie et esthétique, du Sperme, de la Ponctuation, de la Scientométrie ou l’Affacturage ? On n’a pas vu débouler des foules en délire dans les librairies pour se les arracher. Les titres se multiplient et les ventes baissent sensiblement. Les PUF se délestent alors des deux tiers des titres du catalogue en se concentrant sur 700 titres.

La dernière robe

Ceci fait, l’éditeur a-t-il tiré les leçons de cette crise ? Quand nous rencontrons le directeur de la collection un matin de décembre dans ce qui s’appelle la «salle des « Que sais-je ? »», aux murs couverts des livres multicolores, au rez-de-chaussée de l’immeuble gris des PUF, nous découvrons Julien Brocard, un jeune homme – il n’a pas 30 ans -, lunettes aux fins bords noirs, s’exprimant dans des tournures impeccables d’ancien étudiant à la Sorbonne. Exactement la cible initiale de la collection. On ne pourra pas dire que les Presses universitaires de France ne font pas confiance à la jeunesse. Il explique jouer sur deux tableaux en panachant les auteurs reconnus par leurs pairs et ceux qui ont aussi la qualité d’être connus du grand public : «Un auteur peut être bon parce qu’il est légitime, mais aussi parce qu’il a des qualités pour parler au plus grand nombre», défend-il. Il se méfie des jeux d’influence du milieu universitaire et confie user de «conseillers officieux».

Sur la table, trois piles de cinquante «Que sais-je ?» trônent parés de la nouvelle couverture en librairie depuis le 11 janvier. «Tout ce que l’on a fait ces dernières années a consisté à rajeunir la collection», insiste Monique Labrune à ses côtés, la directrice éditoriale des PUF.

Cette fois, dernière robe, le logo des PUF disparaît, l’image s’impose quitte à faire ressembler les nouveaux «Que sais-je ?» à n’importe quel autre livre. Qui peut le dire ? Ou, pour reprendre la phrase de Montaigne au chapitre XII du livre III des Essais : «Que sais-je ?» On peut se montrer sceptique.

Libération 17/01/2017