Vers une nouvelle société ?

Face à la crise des institutions démocratiques, une contre-société émerge… Le sociologue Roger Sue décrypte ce monde associatif et coopératif. Reconstituant.

La modernité n’a pas d’âme. Elle isole les hommes – et les femmes -, en substituant aux attaches anciennes les seuls liens rationnels «du calcul égoïste» – pour reprendre la formule de Marx. Elle crée une société d’individus solitaires, jetés dans le monde sans principes ni mémoire, voués aux séductions artificielles de la consommation marchande. C’est l’Ere du vide, la Foule solitaire, le Désenchantement du monde,pour citer le titre de quelques essais mémorables.

Telle est l’idée qu’on entend souvent, en général à droite ou à l’extrême droite, mais aussi chez certains intellectuels de gauche, ou venant de la gauche, inquiets de la dissolution des liens traditionnels, ou bien, comme Jean-Claude Michéa à la suite de George Orwell, font l’éloge de la «common decency» (la «décence ordinaire») en vigueur au sein des classes populaires.

Voici qu’un sociologue de la Sorbonne, Roger Sue, vient contredire cette assertion qu’on trouve à la base du conservatisme contemporain, partagé au-delà des clivages classiques et qui met en cause le progressisme à connotation libérale ou libérale-libertaire, jusque-là majoritaire. Solitaire, l’individu d’aujourd’hui ? Egoïste et détaché des habitudes de solidarité ? Voué à la seule consommation et à la concurrence de tous contre tous ? Certainement pas, explique Roger Sue. La crise des institutions démocratiques ou sociales – Etat, partis, syndicats – cache le renouveau d’une «contre-société» qui réinvente les anciennes valeurs collectives. C’est le monde de l’association, non les amicales de boulistes ou de philatélistes, mais l’ensemble des comportements coopératifs qu’on observe dans la vie sociale, au sein de l’Etat, dans le vaste univers de l’économie sociale ou encore au sein des entreprises ou de la famille.

Loin de vivre seul, l’individu d’aujourd’hui agit la plupart du temps au sein de multiples réseaux qui ne sont pas tous numériques, mais comprennent la famille, recomposée mais toujours vivace, les innombrables cercles d’amis que les appareils connectés relient entre eux, des groupes professionnels qui mettent au premier plan le travail en commun plus que la concurrence, l’action associative humanitaire ou sociale à travers une myriade d’ONG locales ou internationales qui fédèrent les bonnes volontés, les collectifs d’enseignants ou de chercheurs, les organisations plus ou moins spontanées qui animent les luttes collectives, comme Nuit debout ou les «zadistes» engagés contre certains projets d’aménagement.

Roger Sue remarque au passage que les utilisateurs les plus accros des réseaux numériques sont aussi ceux dont l’intégration sociale est la plus forte. Le geek isolé et coupé du monde est un mythe. C’est le contraire qui est vrai. Plus on est branché sur des machines, plus on l’est sur les hommes et les femmes. Dans ce monde individualiste, la plupart du temps, l’individu n’est pas seul. Il n’est pas non plus toujours voué à l’assouvissement de ses désirs hédonistes ou bien livré sans défense à la dureté du marché libéral. Il agit aussi au nom de valeurs gratuites, solidaires, altruistes, et peut y trouver autant de satisfaction sinon plus, que dans la recherche effrénée du profit ou de la réussite sociale. Dans les sociétés ouvertes, les systèmes de valeurs sont divers, les motifs d’action variés, les engagements multiples. La «contre-société» dont parle Roger Sue porte des visions différentes – ou dissidentes – qui jouent un rôle tout aussi important que la machine publicitaire ou que la logique froide et calculatrice de «l’homo economicus». C’est justement ce qui distingue les sociétés démocratiques du totalitarisme. En assimilant les premières au second, comme une certaine pensée antimoderne le suggère avec insistance, on néglige les virtualités infinies de la liberté.

Tout à son sujet d’étude, Roger Sue prête sans doute des vertus excessives à cette vie associative, qui ne saurait se substituer aux institutions démocratiques classiques. Celles-ci sont sans doute en crise, mais on ne saurait s’en passer, sauf à tomber dans le rêve sympathique mais irréel d’une société d’auto-organisation qui se développerait à côté, et à la place, d’un système de gouvernement représentatif. Ce proudhonisme mis au goût du jour grâce aux réseaux en ligne et au dynamisme des associations est un adjuvant précieux à la froideur du libéralisme. Il ne peut pas remplacer parlement, gouvernement, tribunaux et lois démocratiquement élaborées.

Il n’est pas certain non plus qu’il ait une force suffisante pour équilibrer les valeurs de compétition charriées par l’économie de marché. C’est une lutte, dans laquelle les organes plus traditionnels conservent leur rôle. Mais l’intérêt principal du livre demeure : il contredit avec éclat le prêt-à-penser conservateur qui occupe tant de tribunes et de discours.

Libération 18/01/2017