Des scientifiques s’essaient au modèle coopératif

Des collectifs de chercheurs émergent en France, pour « faire de la science autrement ».Navigant entre utopie et pragmatisme, ces structures se veulent des alternatives aux laboratoires publics et privés.

Réponse à une situation de crise ou utopie transformatrice ? Ce sont un peu les deux visages d’initiatives émergentes et très marginales dans le monde de la recherche française. Des innovations qui puisent leurs racines dans une idée du XIXe siècle : les coopératives.

SCOP, sans but ­lucratif ou à faible lucrativité

Ces structures juridiques du monde de l’économie sociale et solidaire ont pour point commun une gouvernance originale, où chaque associé pèse une voix dans les décisions. Le capital leur appartient au moins pour plus de la moitié et les bénéfices sont réinvestis ou redistribués dans la structure. S’il s’agit d’une société coopérative d’intérêt collectif (SCIC) (différente des coopératives participatives ou SCOP), elle peut être sans but ­lucratif ou à faible lucrativité.

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Quel rapport avec la recherche ? Elles se veulent de nouveaux acteurs, voire des alternatives aux organisations actuelles, laboratoires publics ou structures privées (grandes entreprises ou start-up) et souhaitent pallier leurs défauts, comme l’ont rappelé une poignée d’acteurs et d’observateurs de ces modèles coopératifs réunis à l’université de Nice-Sophia-Antipolis, le mardi 17 janvier.

Précarité grandissante dans les labos

Depuis plusieurs années, des formes de précarité se sont répandues dans les laboratoires. ­Multiplication des contrats courts, liés à des projets de trois à cinq ans, raréfaction des postes permanents dans les organismes de recherche, ­impossibilité de reconduire les CDD… De jeunes docteurs abandonnent, se reconvertissent, partent à l’étranger. « Un gâchis ! », ­souligne Anita Protopappas, cofondatrice de ­Coopetic, une coopérative des métiers du ­numérique, qui lancera en mars une SCIC pour les métiers de la recherche.

Créer une coopérative pour faire l’interface ­entre le chercheur et le laboratoire (ou organisme, fondation, association…) peut être plus satisfaisant que le statut d’autoentrepreneur, car dans la SCIC le travailleur est en CDI et bénéficie du régime général de la Sécurité sociale. L’entreprise peut aussi bénéficier du crédit d’impôt ­recherche. « Nous recréons du salariat là où il n’y en a plus », résume Anita Protopappas, dont la structure permet à deux chercheurs de poursuivre ainsi un projet.

« Au départ, nous nous sommes lancés un peu sous la pression de trouver un emploi, mais notre motivation, c’est surtout de faire de la recherche autrement », explique Livio Riboli-Sasco, ren­contré à Paris.

« Créer des emplois, tout en gardant une certaine éthique et en nous opposant à la marchandisation de la recherche. »

Ce docteur en biologie a cofondé la SCIC L’Atelier des jours à venir, en 2013, après deux ans sous le mode associatif. « L’idée est ­venue en rencontrant des précaires, mais nous voyons que ces structures peuvent recréer des collectifs de travail contre l’individualisme actuel », estime Anita Protopappas. « Nous voulions créer des emplois, tout en gardant une certaine éthique et en nous opposant à la marchandisation de la recherche », indique Nathalie Chauvac, cofondatrice de la SCIC Scool, à Toulouse, qui valorise les acquis des sciences sociales.

Contre le tournant néo-libéral

La première motivation est donc plus politique que pragmatique. « Il y a eu un tournant néolibéral à l’université et dans la recherche », regrette Alexandre Monnin, philosophe à l’Institut de ­recherche dans le numérique (Inria) et organisateur de la réunion de Nice. Il en égrène les conséquences négatives pour l’activité de recherche, comme la compétition entre individus ou équipes pour les financements, l’hyperspécialisation, le prima du quantitatif sur le qualitatif, le temps perdu dans la bureaucratie…

« Il y a un ­espace pour que les chercheurs réfléchissent à d’autres modes d’organisation », assure-t-il, ­défendant ce modèle coopératif qu’il adoptera lui-même pour un projet à venir dans le numérique.

Tous les types d’activités de recherche sont concernés : le classique laboratoire, l’entreprise innovante qui valorise des travaux de recherche, les activités de sciences participatives, le « consulting » ou autres bureaux d’études…

Travailler différemment

L’Atelier des jours à venir, par exemple, rêve pour 2019 de construire « La Commune recherche », un centre de « recherche, d’enseignement et d’accompagnement à la recherche participative », qui accueillera notamment des équipes en sciences du vivant. On devrait y travailler différemment.

« Nous avons la volonté de retrouver de la qualité dans la recherche. Une science plus lente, avec moins de communication, plus rigoureuse, plus réflexive aussi », songe Claire ­Ribrault, docteur en neurosciences, l’une des deux associés-salariés de la coopérative.

Celle-ci est en partie ­financée par des formations sur l’intégrité scientifique. L’autre partie vient de fondations ou de fonds européens qui soutiennent sept des projets de la coopérative entre des citoyens et des chercheurs (l’effet des couleurs d’une école sur l’apprentissage, mots de la douleur, biodiversité…).

A Grasse, un centre de recherche coopératif existe déjà. Il est l’un des pôles de la coopérative Tetris, acteur de la transition environnementale. Il œuvre à l’essaimage des bonnes pratiques, des méthodes, voire des technologies en matière de développement durable, économie circulaire, monnaie locale… Des publications scientifiques sont déjà sorties de ce laboratoire hors norme.

Mieux qu’une start-up

Les coopératives permettent aussi de valoriser la recherche autrement que par la création de start-up. « On nous a regardés comme des ovnis ! », se souvient Nicolas Delaforge, ancien ingénieur de recherche et cofondateur de­ ­Mnemotix, une société de services en informatique sortie de l’Inria à Nice il y a cinq ans et l’une des rares coopératives du secteur.

Outre la volonté de donner du sens à leur travail, les fondateurs ont aussi voulu préserver leurs idées. « Une SCIC est non acquérable, a rappelé le fondateur à cette réunion. On ne voulait pas non plus avoir des investisseurs seulement là pour ­défiscaliser leurs revenus. »

« Les coopératives peuvent aussi développer des projets à faible rentabilité, comme des médicaments orphelins ou des diagnostics à bas coûts qui ont du mal à trouver des financements avec la logique habituelle des start-up », estime Dominique Blanchard, associé dans la future Coopetic-recherche.

Comme ses collègues, il se voit d’ailleurs en chercheur-entrepreneur, accompagnant des projets de ce genre ou répondant à des appels d’offres avec des laboratoires.

Liberté

Le consulting, les bureaux d’études… peuvent aussi devenir des coopératives. Christophe ­Sempels le fera pour transformer des modèles économiques selon les principes de l’économie de la fonctionnalité qu’il expérimente depuis de nombreuses années. « La coopérative est plus en accord avec les principes que je recommande. Ça me redonne aussi de la liberté de recherche ! », ­a-t-il expliqué lors de la réunion du 17 janvier à l’université de Nice.

Favoriser des organisations moins hiérarchiques, faire durer des innovations, réfléchir en permanence sur son action…

Pendant celle-ci, des points communs sont ­apparus : associer qualité de la recherche et qualité de vie, mieux lier la recherche, la société et les territoires, favoriser des organisations moins hiérarchiques, faire durer des innovations, réfléchir en permanence sur son action…

Et les ­réflexions profondes et rares ont fusé sur ­comment se « rémunérer » autrement que par de l’argent. Comment protéger et pérenniser des découvertes sans brevet excluant. Comment équilibrer recherche et activités plus commerciales… Pour Alexandre Monnin, « on est au ­départ de quelque chose ».
Le Monde 24/01/2017