Les robots, l’intelligence artificielle et le rire de l’homme

#MUTATIONS. Deux articles passionnants parus dans le numéro 193 de la revue « Le Débat » tentent de comprendre cette nouvelle ère de l’intelligence artificielle et de cerner le potentiel de ces machines.

Il faut reconnaître à Benoît Hamon un talent certain. Le candidat socialiste a déjà réussi à imposer deux mots magiques promis au dictionnaire des idées de cette campagne 2017 : « robot » et « revenu universel ». L’un et l’autre marchant l’amble, une taxe sur le premier financerait le second. Qu’importe que l’un et l’autre soient l’objet de controverses historiques dans le monde académique, ils se sont déjà imposés comme des marqueurs des grandes interrogations contemporaines.

L’une d’elles a surgi des progrès fulgurants de l’intelligence artificielle. Atlas, Sophia, Asimo ou Nao sont les derniers-nés des prototypes inventés dans les pays à fort potentiel scientifique : ces machines intelligentes débarquent dans le monde des Terriens. Au Japon, pays le plus engagé dans cette aventure, des robots peuplent déjà les maisons de retraite, où les personnes âgées leur parlent tout en les caressant, en vertu de la tradition shintoïste qui reconnaît une âme à chaque objet.

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Dans les plus grandes « Silicon Valley » du monde, l’idéologie transhumaniste a nourri des pulsions transgressives et quasi démiurgiques : l’un des cofondateurs de Google, Sergey Brin, affirme sans ciller que ses équipes vont mettre au point « des machines qui raisonneront, penseront et feront des choses mieux que l’homme ». Pur fantasme ? A moyen terme, sans doute. Mais jusqu’où nous conduiront les technologies de l’exponentiel ?

Deux articles passionnants dans la dernière livraison de la revue Le Débat tentent de comprendre cette nouvelle ère des machines et de cerner leurs potentiels, en s’appuyant sur l’état le plus récent des connaissances. Pierre Beckouche, professeur à l’université, confirme d’abord l’ampleur du bouleversement à l’œuvre : « Il s’agit d’un tournant anthropologique, peut-être parmi les importants de l’aventure humaine, après la sédentarisation, l’urbanisation, l’apparition de l’Etat, l’invention de l’imprimerie, la révolution industrielle et l’électrification. »

« Possibles intellectuellement immaîtrisables »

Ce spécialiste rappelle que chacune de ces phases s’est combinée avec les précédentes dans une puissante dynamique de transformation. Celle qui vient est la plus transgressive : « La datafication constituerait déjà notre seconde peau ; la décision ne serait plus marquée par le manque de certitude mais par la certitude probabiliste et le formatage ; la frontière se brouillerait entre l’humain et le non-humain ; l’alphabet des nombres coexisterait avec, et pourrait même l’emporter sur, celui des lettres, selon l’aphorisme : “Si l’on a assez de données, les chiffres parlent d’eux-mêmes.” »

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Pierre Beckouche répertorie les pierres de touche de cette mutation anthropologique, mais, au final, il dit d’abord son vertige : « Les possibles ouverts par de nouveaux paradigmes prométhéens sont tellement divers qu’ils sont intellectuellement immaîtrisables. Mais, déjà, la fragmentation qui en résulte et l’angoisse d’une société aussi incertaine réactivent un fort besoin d’unification du récit social et de sens, et ce besoin est à la fois collectif et individuel. »

Le second texte, signé d’un grand médecin, le professeur Guy Vallancien, s’attache à distinguer ce qui sépare encore – sans doute de manière irréductible – le cerveau humain des machines intelligentes. Oui, reconnaît d’abord l’auteur, « l’intelligence artificielle progresse à grands pas » et le champ de la médecine en est une illustration spectaculaire : la discipline est « touchée de plein fouet ».

Notre cerveau se remodèle en permanence

« Qu’il s’agisse du médecin généraliste ou du spécialiste, l’ordinateur fera de plus en plus le bon diagnostic et proposera la bonne thérapie, appuyé par les innombrables données qui l’alimentent. Les robots chirurgiens opèrent, les robots anesthésistes endorment et les robots infirmiers piquent la veine. Aucune profession n’échappera à cette intrusion et c’est une révision complète de nos relations sociales et du travail qui s’annonce. »

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Mais, dans le même élan, ce médecin, dans une longue démonstration, veut freiner l’ardeur de « ces ingénieurs prophètes d’une intelligence artificielle forte qui rapprocherait les capacités cognitives de la machine de celles de l’homme, jusqu’à la conscience de soi-même ». L’une des caractéristiques les plus spectaculaires de notre cerveau est de se remodeler en permanence, à la différence d’un objet fini : « Les capacités cognitives et sensitives de Sapiens évoluent sans cesse au contact des écrans et des ordinateurs et de leur copie robotique. Chaque jour qui passe à regarder nos écrans, en travaillant ou en jouant, modifie notre cerveau », précise-t-il.

Et Guy Vallancien d’enfoncer le clou : « Même en faisant appel aux méthodes probabilistes, aux logiques floues et modales, les machines calculantes ne peuvent pas être comparées au cerveau humain. » Pour le médecin, l’homme aura le dernier mot : « L’intelligence artificielle m’inquiétera le jour où un robot rira de bon cœur à l’énoncé d’un jeu de mots inopiné lancé par un clown, ou pleurera de honte d’avoir fait une mauvaise action, tel Judas au jardin des Oliviers. »

La révolution numérique est-elle un tournant anthropologique ?, de Pierre Beckouche ; Ecce Homo… artificialis, de Guy Vallancien (Le Débat, n° 193, février 2017, Gallimard, 20 euros).

Le Monde 03/03/2017