Un prof étudie ce que sont devenus ses anciens élèves de Seine-Saint-Denis

Le sociologue Fabien Truong a suivi dix ans durant le parcours dans l’enseignement supérieur d’une vingtaine de ses anciens lycéens de Seine-Saint-Denis. Entretien.

Ancien professeur de lycée en Seine-Saint-Denis et ­socio­logue, Fabien Truong a suivi pendant dix ans le parcours dans l’enseignement supérieur d’une vingtaine d’anciens élèves. Dans Jeunesses françaises. Bac + 5 made in banlieue (La Découverte, 2015), il raconte leurs parcours, entre dépassement de soi et mépris de classe.

Les élèves de banlieue que vous faites parler dans ­votre livre ont tous suivi des études dans le supérieur. Quelles difficultés y ont-ils rencontrées ?

Les jeunes banlieusards tendent à cumuler plusieurs stigmates : le mépris de classe, l’illégitimité culturelle, l’origine ­migratoire, le racisme, les difficultés territoriales et, depuis une quinzaine d’années, la question de l’islam. Les élèves que je fais parler dans cet ouvrage se souviennent tous du premier moment où leur illégitimité a été brutalement exposée, une fois le bac en poche.

Comme Sara, par exemple : mention bien au bac, étudiante à Sciences Po, invitée à participer à un dîner d’étudiants de première année. Quand elle explique qu’elle ne boit pas d’alcool parce qu’elle est musulmane, le débat se déplace inévitablement sur l’islamisme et le terrorisme. La violence sociale de cet événement montre bien les difficultés éprouvées par ces jeunes quand ils traversent les multiples frontières de notre société.

Mais ces premiers moments, si violents soient-ils, ne doivent pas masquer une autre dynamique qui se met en place : celle du cheval à bascule. Les êtres ­sociaux ne vivent pas que dans cette violence sociale. Ils apprennent aussi à faire des allers-retours entre anciens et nouveaux univers. C’est ce que j’ai pu observer sur le temps long.

S’ils ne sont pas dans la fuite ou dans la rupture, comment ces jeunes se positionnent-ils avec leur milieu d’origine ?

Dans un premier temps, il faut pouvoir couper temporairement avec son milieu, ne plus parler avec les codes « wesh-wesh » par exemple, changer de vêtements, adopter de nouvelles références culturelles. Mais il faut aussi y revenir car on ne peut pas se construire uniquement dans la coupure et le reniement.

Finalement, la norme, c’est plutôt cette forme de bascule que le travestissement, la trahison ou la rupture brutale, comme l’ont raconté de façon plus littéraire Edouard Louis (En finir avec Eddy Bellegueule, Seuil, 2014) et Didier Eribon (Retour à Reims, Fayard, 2009). A trop mettre l’accent sur ces moments premiers de honte et de culpabilité, on oublie que de nombreux jeunes arrivent aussi à les dépasser.

Ces jeunes vivent dans l’ambivalence. Par rapport à leur ­famille et à leurs amis, ils sont considérés comme des « intellos ». En revanche, ils sont déconsidérés par une bonne partie de la société. Ils expérimentent très vite ce décalage. Alors, il faut bricoler, ne pas tout dire et tout montrer à tout le monde, c’est souvent épuisant.

On peut cacher un livre universitaire par exemple mais, quand Ryan revient le soir dans son quartier après une journée dans son école privée dans le 16arrondissement, il ne cache pas son costume-cravate.

Il y a aussi une logique de ­représentation et de mandat qui est à l’œuvre : on réussit pour les autres. Ryan envoyé à Paris est symboliquement le ­représentant de ses copains de Seine-Saint-Denis qui sont restés dans le quartier et ne font pas d’études.

Quelle est la responsabilité de l’école dans les parcours de ces jeunes ?

Pour jouer le jeu de l’école, un enfant doit déjà être en position de pouvoir apprendre. Il faut un minimum de sécurité morale pour pouvoir se décentrer. Si je m’étais limité à une analyse de deux ans, j’aurais pu décrire des trajectoires ressemblant à des échecs. Comme Kader qui a échoué à la fac, mais qui, quelques années plus tard, a su rebondir en passant le concours de cheminot.

Le problème de l’école est qu’elle est organisée autour d’un système rectiligne et rigide, qui ne pense pas les passerelles. Ce qui hystérise d’ailleurs les ­parents et les enfants, c’est l’impression qu’un choix d’orientation est définitif. L’erreur n’est pas considérée comme une ­possibilité de rebond pour ­apprendre.

Or c’est aussi dans ce temps des rebonds que se cache la fameuse intégration invisible. En permanence, chacun tente de réhabiliter le passé, de confirmer le présent et d’anticiper le futur pour fabriquer de la cohérence.

Je me souviens du jeune Elliot, déscolarisé, il n’a pas été jusqu’au bac. Aujourd’hui il est cadre, mais il a réussi à trouver ce boulot parce qu’il a du bagout et qu’il a fait un faux CV. Cet exemple montre aussi le poids démesuré du papier, du diplôme et la faiblesse encore trop grande de la formation continue en France.

Comment ces jeunes se sont-ils orientés après le bac ?

Ce qui est intéressant concernant les choix effectués sur APB [Admission post-bac], c’est de voir que ce qui fait sens dépend de ­votre position dans la société. Les lycéens de Seine-Saint-Denis raisonnent d’abord, par exemple, en termes de territorialité.

Dans un lycée de Seine-Saint-Denis où j’ai recueilli l’ensemble des vœux avant l’intervention du conseil de classe, 90 % d’entre eux correspondaient à des filières situées à Paris, juste pour être à Paris.

Ce qui paraît irrationnel pour certains procède d’une logique sociale très profonde. Ils n’iront majoritairement pas vers Paris, et l’université est la destination la plus probable. La massification du système a entraîné sa fragmentation.

Même en ayant joué le jeu des études, ces jeunes ne sont pas à l’abri des aléas du marché de l’emploi

Oui, c’est vrai, et il y a parfois le sentiment que les études ne paient pas, même si ce n’est pas vrai, à long terme. Cette angoisse vis-à-vis de la rentabilité des études explique le succès grandissant des écoles privées post-bac auprès des classes ­populaires urbaines. Dans mon livre, j’aborde la question des business schools privées qui vendent le fait qu’elles garantissent un emploi à la sortie.

Ce discours attire évidemment de plus en plus de jeunes pour qui les études sont un passeport vers une mobilité sociale espérée. Nous n’avons pas de ­recul sur ces formations qui se multiplient.

Vous n’utilisez pas le terme de « classes sociales » pour ­expliquer ces trajets sociaux. Pourquoi ?

Je parle de « trajectoires sociales » – mais les classes sociales n’ont, bien évidemment, pas ­disparu. Quand vous grandissez dans un milieu populaire, l’une des premières expériences est celle du manque matériel et cela change votre rapport au désir et au temps.

Dans mon livre, j’essaie d’analyser les différents stigmates des classes populaires et de voir à quoi ils sont liés : à la migration, au mépris de classe… Ce qui est intéressant, c’est l’« intersectionnalité », comment tout cela se croise, sans s’additionner mécaniquement.

Le Monde 07/03/2017