«La guerre des générations est une fiction impossible»

La lutte des âges plutôt que la lutte des classes ? Selon les chercheurs Serge Guérin, et Pierre-Henri Tavoillot, les oppositions entre jeunes et vieux ont toujours existé, ce qui n’empêche pas depuis plusieurs années un renforcement des liens intergénérationnels.

La guerre entre les générations pourrait être un bel enjeu pour la campagne présidentielle. Retraites, droits de succession, allocation pour l’autonomie, revenu universel : ces débats pourraient-ils faire exploser une guerre latente, qui opposerait les jeunes précaires et les «papy-boomers» bien lotis, les adolescents connectés et les seniors dépassés, les actifs et les oisifs ? Pour le sociologue Serge Guérin, spécialiste des enjeux du vieillissement et de la solidarité, et le philosophe Pierre-Henri Tavoillot, le lien intergénérationnel n’a, au contraire, jamais été aussi fort qu’aujourd’hui. Dans La guerre des générations aura-t-elle lieu ? (Calmann-Lévy), les auteurs affirment que l’intergénérationnel est même le meilleur levier social dont la France dispose. Une thèse qui va à rebours de celle du sociologue Louis Chauvel, qui affirme qu’il y a bien une guerre entre générations.

Vous commencez votre livre en imaginant le saccage d’une boîte de nuit par des cadres refoulés du fait de leur âge, une mutinerie dans une maison de retraite contre la tyrannie de la vitesse, une manifestation d’enfants en colère contre la dette et la pollution, un lobby de cheveux gris qui fait la grève de la sagesse…

C’est une fiction impossible, un scénario drôle et absurde qui montre que la «guerre des générations» ne veut rien dire parce qu’elle n’existe pas. Personne n’aime se battre contre lui-même. Un tel affrontement n’a pas de sens parce que la vie suit son cours, et cet enfant, ce jeune, cet adulte, ce vieux, nous le sommes tour à tour. C’est l’indétermination de la notion de guerre des générations qui nous révolte. Qu’il y ait ici ou là des tensions entre générations ne veut pas dire qu’il y aura une guerre. Cette hypothèse catastrophiste séduit parce que dans un monde complexe, on a besoin de scénarios simples. Après la lutte des classes, la guerre des races, le clash des civilisations, l’antagonisme des sexes, on s’imagine une lutte des âges. Mais on frôle l’idéologie en appliquant à l’ensemble de notre société le schéma explicatif de la guerre, comme s’il pouvait suffire. Il ne s’agit pas de nier toute conflictualité entre générations, mais de se demander si elle peut être une clé de lecture globale de la société.

Vous affirmez, au contraire, que les liens entre générations n’ont jamais été aussi forts. Pourquoi ?

Les liens entre générations, contrairement à tous les pronostics, se sont renforcés. Le lien intergénérationnel était subi, évident et mécanique ; il est maintenant choisi, pensé et réciproque. Avec l’avènement de la société des individus, ce lien n’est plus une évidence de l’esprit ou une contrainte de la société. La famille s’est métamorphosée, on n’est plus enfant, parent ou grand-parent comme avant, ne serait-ce que parce qu’on l’est plus longtemps qu’avant. La société a évolué, les marqueurs historiques se sont restreints, et l’imaginaire commun tend à se fragmenter. Les rites de passage – diplôme, service militaire, premier bulletin de vote, premier travail – ne sont plus des bornes aussi fixes qu’avant. Ce sentiment de crise voire de guerre des générations n’est que le symptôme confus de cette nouvelle donne. Les relations entre générations sont plus que jamais porteuses de sens, car ce sont elles qui nous relient à une forme de permanence, et nous permettent de toucher encore à l’idée d’éternité.

L’hypothèse d’une guerre des générations s’appuie sur la lutte pour les places sociales, celle entre «baby-boomers» et jeunesse maudite née avec la crise. Il y a aussi la seniorisation de l’électorat, l’indifférence des jeunes pour la vie démocratique telle qu’elle est organisée. Ce sont des faits bien réels…

On peut tout à fait mesurer le lien intergénérationnel. Il faut être attentif à ce qu’on appelle, à tort, des signaux faibles : ce sont, en réalité, des signaux forts, mais qui sont regardés faiblement. Un sondage Ipsos – Notre Temps de 2015 montre que pour 97 % des Français de plus de 18 ans, et 98 % des plus de 70 ans, «il est important de développer les liens entre les générations». Une enquête BVA montre qu’en 2016, 88 % des 18-24 ans se disent prêts à consacrer du temps à une personne âgée. Nous avons nous-mêmes dirigé, avec le soutien actif de plusieurs mutuelles, un tour de France de l’intergénérationnel entre 2012 et 2015 pour visiter les «lieux du lien». Nous avons pu voir que l’intergénérationnel est extrêmement présent dans le milieu associatif, de manière discrète et non spectaculaire. Et que les personnes interrogées en parlent comme d’une solidarité choisie : en tant qu’aidant, plutôt qu’en tant que personne aidée. Enfin, alors que le clivage intergénérationnel est supposé atteindre son apogée dans une opposition des valeurs, il apparaît que famille, travail, politique et spiritualité arrivent largement en tête. Ces valeurs sont partagées par toutes les générations même si elles ont changé de sens : elles ne sont plus des exigences sociales imposées «par en haut», mais émanent de l’individu lui-même. Le lien intergénérationnel n’en est que plus fort.

La guerre des générations est-elle une illusion contemporaine ?

Le scénario de la lutte des âges est déjà présent dans le Livre de Job avec la révolte des jeunes fidèles contre les vieux douteux, ou dans la République de Platon avec la dénonciation de la tyrannie juvénile. Mais, c’est récemment que le fossé des générations est devenu un thème si récurrent, notamment depuis la publication de l’ouvrage de Louis Chauvel en 1998, le Destin des générations. La guerre des générations a d’abord quelque chose d’ancestral, de presque anthropologique : pour grandir, on a besoin de considérer que ses parents sont de «vieux cons». La modernité constitue une deuxième strate : on pense que demain sera mieux qu’aujourd’hui, et que les jeunes vont permettre de régénérer la société. Puis Mai 68, comme une deuxième modernité, accélère la rupture avec le monde traditionnel en amenant un conflit de valeurs entre les jeunes et les vieux. Depuis, il y a des générations au sens démographique et sociologique, puisque des cohortes d’individus traversent le temps avec une communauté de destin et une conscience de ce destin. Mais il n’y a plus de génération au sens historique, qui soit rattachée à des événements tragiques. Les clivages dont on parle sont surtout l’invention de «marketeurs» qui inventent des pseudo-générations à la moindre innovation : la «génération Y», c’est tout simplement la jeunesse ! Et l’innovation est une valeur partagée par tous les âges.

Que risque-t-on à croire à la guerre des générations ?

On peut fabriquer de mauvaises politiques sociales. Le péril, autant à droite qu’à gauche, c’est d’être indifférent à l’intergénérationnel, voire de le casser. Il faut éviter les politiques binaires, à la Robin des Bois : prendre aux vieux riches pour donner aux jeunes pauvres, ou prendre aux jeunes indifférents pour donner aux vieux abandonnés, comme si ces catégories étaient évidentes. Prenons l’exemple des droits de succession. Une logique économique pertinente considère que les plus âgés ont un patrimoine conséquent, qui reste bloqué au lieu de circuler dans l’économie. On utilise donc deux outils : taxer très fortement les droits de succession, et favoriser les donations du vivant. Mais les gens travaillent avant tout pour laisser quelque chose à leurs enfants. Il faut combiner une réflexion qui mise sur la rationalité des acteurs économiques avec l’idée que les gens sont aussi des êtres philosophiques, sociaux, qui réfléchissent au sens de la vie.

Les politiques publiques devraient-elles accompagner l’intergénérationnel ?

La guerre des générations nous fait oublier que les oppositions sont davantage culturelles, géographiques, religieuses, sociales, que générationnelles. En la contestant, on réintroduit la question sociale. Si l’intergénérationnel est étayé par des politiques publiques adéquates, il peut, de proche en proche, irradier sur les autres sphères. La campagne électorale nous met face à des catalogues de mesurettes. On crève de ne pas avoir d’objectif politique qui soit relié au sens de l’existence ! Certes, il y a des conflits, sans quoi il n’y aurait pas de politique, mais quelle arme existentielle peut-on trouver pour nous permettre de les dépasser ? L’intergénérationnel est une évidence parce qu’on y est tous confrontés. On apprend la complexité de la société à travers lui, et c’est aussi par lui qu’on peut la dépasser. Ce qui fait le plus de sens dans nos vies, c’est le rapport au temps et le rapport aux âges. Il est absurde qu’il y ait en France un bureau pour l’enfance, un pour la jeunesse, un pour la vieillesse, au lieu d’un «ministère des Ages de la vie». Car c’est une seule et même personne qui parcourt la totalité de l’existence et passe de bureau en bureau, alors que ces bureaux n’ont pas de mémoire. Il faut remettre de la vie, au sens strict, dans nos politiques publiques, et ce du berceau à la tombe.

Liberation 21/03/2017