La présidentielle à l’épreuve des «fake news»

Partager des liens sur Internet est devenu une façon courante de s’informer en période électorale. Les cybercitoyens ont tendance à préférer les sites «hors système» aux médias traditionnels, selon une étude en cours. Un danger pour la vie démocratique ?

Une importante étude des partages sur l’Internet français pendant notre campagne électorale a été menée ces derniers mois, à laquelle j’ai été associé comme consultant. Elle a mobilisé d’importants moyens technologiques pour analyser l’ensemble des contenus partagés sur des plateformes ouvertes, réseaux sociaux, etc. (donc sans intrusion dans vos mails, messageries), soit des millions de données. L’étude a été conduite par la société spécialisée Bakamo, avec le soutien de la Open Society Foundation.

Les résultats de la première phase de cette étude, qui va de la primaire de la droite en novembre 2016 jusqu’au 4 avril 2017, montrent une tendance inquiétante : un fossé grandissant à l’approche de la date du scrutin, en fonction des sources d’informations partagées par chaque internaute dans son réseau de connexions. Un fossé non pas en termes d’affiliation politique ou de choix de candidat, mais qui porte sur la nature des sources d’informations privilégiées.

La cartographie des liens partagés fait apparaître une polarisation croissante entre les sources d’informations. D’un côté, les médias professionnels et l’écosystème «classique» du Web, fait de blogs, de plateformes de toutes sortes (sites de pétition ou de débat, sites de campagne de tous les candidats, etc.) ; de l’autre, la galaxie de sites et de plateformes fondés en opposition au «système», et opérant avec une autre échelle de valeurs et de respect des faits et de l’éthique. Cette dernière catégorie appartient largement à l’extrême ou à l’ultradroite (la «fachosphère»), parfois à l’ultragauche, et beaucoup à un «confusionnisme» n’obéissant plus au clivage classique des deux extrêmes.

Il ne s’agit pas ici de porter des jugements de valeur, et encore moins de jugements politiques sur la nature de ces sites et leurs points de vue ; l’enjeu est celui de l’information vérifiée, du respect de certaines règles de base afin de garantir l’intégrité du débat démocratique.

Cette étude met des chiffres et des pourcentages sur ce qui était connu uniquement de manière intuitive. Ainsi, environ un quart (24,2 %) des liens partagés par les internautes français pendant la période étudiée appartient à la catégorie «hors système», un chiffre considérable si l’on prend en compte la disproportion des moyens par rapport aux médias traditionnels. Ces derniers constituent un peu moins de la moitié (48,2 %) des liens partagés, le reste appartenant à l’univers classique du Web (20,2 %) et aux sites de campagne (7,4 %).

Ce chiffre explique, en partie, la porosité importante d’une partie de l’opinion publique à ce qu’on a appelé les «fake news», une expression devenue familière depuis le référendum britannique sur le Brexit en juin 2016, et surtout l’élection de Donald Trump aux Etats-Unis en novembre.

Le concept insatisfaisant de fake news met dans le même sac l’absence de vérification professionnelle des informations, la désinformation délibérée à des fins partisanes, la propagation de théories du complot sans base factuelle, et même la déstabilisation potentielle d’origine étrangère.

On retrouve ainsi, dans cette catégorie, des informations maintes fois démenties et qui continuent d’être partagées et des «faux» ou des accusations mensongères qui sont lancées au mépris de l’évidence. Il faut aussi noter, c’est un chiffre qui est loin d’être anodin, qu’un lien sur cinq dans la catégorie de la «ré-information» fait référence à un média russe en français, et même un sur deux dans la catégorie des sites «confusionnistes».

Cet état de fait explique que le «fact-checking» auquel ont recours depuis plusieurs années de nombreux sites d’information, dont Libération, soit nécessaire mais assurément insuffisant pour contrer l’impact des fake news. Les internautes qui partagent les fausses informations à partir de sites hors système n’ont aucune raison de croire la «vérification des faits» effectuée par ceux-là même dont ils contestent la légitimité.

A l’origine, il y a quelques années, nous étions un certain nombre, dans le domaine de l’information en ligne, à estimer que si le «poison» circulait sur Internet, le fact-checking en serait le «contrepoison». C’est manifestement insuffisant auprès de la part considérable d’internautes qui choisit, par adhésion ou manque de repères, de faire confiance aux plateformes qui diffusent le «poison». Ce constat, qui rejoint les analyses réalisées aux Etats-Unis après l’élection de Donald Trump, pose de sérieux défis aux démocraties, dont les différents acteurs de nos sociétés commencent à peine à prendre conscience. Ils peuvent être résumés en trois questions.

  • 1) Comment les médias professionnels peuvent-ils rebâtir le socle de confiance qui a été sérieusement affaibli auprès de pans entiers de la société ? Cette confiance peut-elle prendre d’autres formes que celles que nous avons connues jusqu’ici ?
  • 2) Comment combattre la prolifération des fake news lorsqu’il n’y a pas de source universelle, ni même de «famille» de sources, acceptée par tous les «netizens» ? Une partie de la réponse ne passe-t-elle pas par l’école et la formation de futurs citoyens avertis ?

3) Comment un système démocratique peut-il durer et prospérer lorsque ses citoyens ne partagent plus la même base d’informations, lorsque les faits ne sont plus suffisants pour créer une base de connaissance commune ?

Cette étude n’est pas une fin en soi, mais au contraire une contribution à la compréhension du nouveau monde dans lequel les règles sont façonnées par les usagers de la technologie et pas par ceux qui l’ont inventée.

Il y a urgence à le comprendre, et à réagir, car, comme le disait Hannah Arendt dans une citation exhumée récemment par la New York Review of Books : «Un peuple qui ne peut plus croire en rien ne peut pas se faire une opinion. Il est privé de sa capacité d’agir, de penser, de juger. Et avec ce peuple, vous pouvez faire ce que vous voulez.»

L’étude complète est consultable sur le site : https://www.bakamosocial.com/frenchelection

Libération 21/04/2017