Espoirs et galères des profs en zones d’éducation prioritaires

ENQUÊTE – Ils ont moins de 30 ans et ont été affectés dans ces collèges où personne ne veut aller. Frais émoulus des Espé, les écoles supérieures du professorat et de l’éducation, imaginées par Hollande, ils sont enthousiastes, mais déchantent vite : l’«égalité des chances» tant vantée est une grande illusion. Ce qui les incite à rester : «Les élèves».

De La Courneuve à Bobigny, en passant par Drancy. Sur la ligne 1 du tramway, une population homogène, sans Blanc. Arrêt Libération, dans le centre-ville de Bobigny. Dans cet ancien bastion communiste, passé à droite (UDI) en 2014, une famille sur trois vit sous le seuil de pauvreté. Saisissant contraste, à quelques minutes, à peine, du terminus du métro parisien. «Ici, c’est le centre-ville. Mais il n’y a pas de centre historique», glisse Virgile, professeur d’histoire-géographie depuis deux ans, affecté cette année au collège République, classé REP+. Comprendre réseau d’éducation prioritaire renforcée, suivant le nouveau label imaginé depuis la rentrée 2015 par la Rue de Grenelle (1). En cette fin de matinée, la queue s’allonge devant la caisse d’allocations familiales. Un groupe de barbus en qami attend le tram. Au café-restaurant Le Sénateur, les jeunes enseignants du collège ont élu domicile. Ils s’appellent Ivain, Anna, Charlotte, Leny ou Virgile, ont entre 24 et 28 ans et débutent dans le métier. Certains, tels des missionnaires, ont choisi l’éducation prioritaire pour que le job «prenne tout son sens». D’autres, souvent venus de province, y ont été affectés sans autre forme de procès. L’académie de Créteil, réputée difficile, attire peu.

«En première année, on prend cher! lance Anna, professeur de SVT venue des Côtes-d’Armor. Conformément aux clichés, j’imaginais beaucoup de violences, beaucoup d’absentéisme. En réalité, les élèves sont juste très agités», poursuit la jeune femme brune, qui ne restera «pas plus de cinq ans». Car tous ont bien en tête cette durée minimum en éducation prioritaire qui, depuis 2015, permet de «gagner des points». Au collège République, l’important turnover des enseignants – 50 % par an – complique la mise en place de projets et de règles solides. «Vingt minutes de cours sur une heure, dans certaines classes, c’est déjà bien», explique, avec un doux sourire, un professeur d’espagnol. «Beaucoup doivent souffrir de troubles de l’attention ou “dys” non diagnostiqués. Au début, c’est très dur», raconte Yvain, professeur de physique venu de Drancy, où il a fait son stage (2). «Là-bas, c’était plus hétérogène. Ici, les élèves sont en circuit fermé. Il y a un vrai problème d’éveil à l’autre, à la culture de l’autre.»

«À République, il y a de l’amiante dans les murs du collège. Et il y a déjà eu deux incendies, après des jets de cocktails Molotov. Heureusement en dehors des cours. Est-ce qu’on tolérerait ça à Paris?»

Anna, enseignante au collège République à Bobigny

À Bobigny, les professeurs d’EPS semblent les plus aguerris, nourris par leurs expériences de centres aérés et de stages pendant leur cursus universitaire. «Au collège, ce sont des bébés. On fait les mamans», explique Charlotte, petite blonde dynamique venue de Villeurbanne (Rhône), où elle a enseigné pour sa première année en lycée professionnel. «Uniquement des garçons. Ils avaient quasiment mon âge»… «Ici, nous avons beaucoup d’élèves en surpoids. Ils mangent des chips à partir de 10 heures», explique un autre professeur d’EPS qui organise cette année un EPI (enseignement pratique interdisciplinaire) sur le lien entre «modes de vie et santé».

Gros établissement, le collège République, l’un des quatre collèges de la ville – les autres sont classés REP -, compte 700 élèves. Au-dessus de sa capacité d’accueil. Taux de réussite au brevet? Tout juste 74 %, contre 87 % en moyenne sur l’ensemble de la France. Pour les jeunes profs qui y enseignent, la «diversité» et l’«égalité des chances» sont une grande illusion, un vaste mensonge politique. En mars dernier, alors que l’«affaire Théo» a agité la Seine-Saint-Denis, enseignants et parents d’élèves réunis ont dénoncé «la casse dans l’Éducation nationale». Pour la énième fois depuis plusieurs années, ils ont interpellé les pouvoirs publics. «Je m’attendais à une certaine bienveillance de la part des services départementaux de l’Éducation nationale. Mais ce sont des marchands de tapis!, lance Anna. À République, il y a de l’amiante dans les murs du collège. Et il y a déjà eu deux incendies, après des jets de cocktails Molotov. Heureusement en dehors des cours. Est-ce qu’on tolérerait ça à Paris?» Ici, le ménage n’est pas assuré tous les jours. Des permanences géantes de 100 élèves sont organisées dans le réfectoire. «Ce sont les élèves qui nous incitent à rester», poursuit la jeune femme, qui évoque aussi «des équipes solidaires» et «des familles qui attendent tout de l’école».

Dans la bouche des jeunes enseignants, c’est la même phrase qui revient: «Ici, les enfants sont les mêmes qu’ailleurs.» Un enthousiasme qui frise, parfois, la naïveté. «Mettre les moins expérimentés dans les endroits les plus complexes, avec les publics les plus fragiles, pose clairement un problème», observe de son côté Bruno Bobkiewicz, secrétaire académique des personnels de direction (SNPDEN) à l’Unsa, et proviseur du lycée Paul-Éluard, à Saint-Denis. C’est dans les académies les plus difficiles que la moyenne d’âge des enseignants est la plus basse: aux alentours de 40 ans dans le second degré à Créteil ou à Versailles, contre 46 ans environ à Rennes ou à Paris.

«Je n’ai jamais eu affaire au rectorat, jamais eu d’entretien d’embauche.»

Face à cette situation paradoxale, le président de la République nouvellement élu a déjà annoncé la couleur. «Plus aucun professeur en zone prioritaire pendant ses trois premières années d’enseignement», a promis Emmanuel Macron pendant sa campagne. Comme d’autres l’ont fait avant lui. Ministre de l’Éducation du quinquennat Hollande, Vincent Peillon avait en son temps émis ce vœu pieux. Mais l’équation reste pour l’heure inchangée. Mathématiquement, par l’actuel jeu de points qui régit la carrière des enseignants, les débutants sont affectés où les expérimentés ne veulent pas aller: dans les collèges des banlieues difficiles. «Il est rare qu’un enseignant ou un chef d’établissement expérimenté de lycée demande un collège d’éducation prioritaire, résume le proviseur du lycée Éluard. Tout le monde sait que c’est difficile dans ces secteurs. Et on y vit! Quand on a une famille, on a envie de la protéger.»

Comment réduire le fort turnover au sein des équipes pédagogiques? Emmanuel Macron, qui prévoit de dédoubler tous les cours préparatoires de REP+ – 12 écoliers par classe -, a promis une prime annuelle de 3000 euros pour les enseignants des REP+. Qui s’ajoutera à celle de 2300 euros déjà versée. Soit au total un gain de près de 500 euros par mois. Cela suffira-t-il à faire pencher la balance du côté des académies de Versailles, Créteil ou Amiens, plutôt que celles de Bordeaux, Toulouse ou Montpellier? Et à réduire ainsi le nombre de «contractuels» recrutés en nombre dans les académies difficiles?

«Je n’ai jamais eu affaire au rectorat, jamais eu d’entretien d’embauche», se souvient Mélanie, 31 ans, recrutée en 2012 comme contractuelle, après une première carrière dans le graphisme et la communication. «Heureusement, une jeune titulaire m’a donné ses cours», raconte la professeur d’arts plastique. Première altercation le premier jour avec un élève de sixième insolent qu’elle renvoie de classe et qui vient la menacer après la récréation. En quatrième, un autre lui lance qu’elle est raciste. Un autre encore, à qui elle prend le carnet, lui explique qu’il y aura des représailles à la maison. Elle jongle alors sur trois collèges de Seine-Saint-Denis, comme un de ses collègues de musique qui parfois dort dans son camping-car…

«Depuis une trentaine d’années, on semble vouloir faire du professeur un animateur de centre de loisirs. Il faut de l’exigence et ne pas sombrer dans une pseudo-bienveillance.»

Albert-Jean Mougin, vice-président du Snalc, syndicat classé à droite

Les étudiants passés par les Espé, ces «écoles supérieures du professorat et de l’éducation», imaginées sous le quinquennat Hollande, sont-ils mieux préparés? Les appels à l’aide sur les forums d’enseignants laissent à penser le contraire. La confrontation avec la réalité et les élèves reste un choc. Et explique sans doute la progression des démissions: 3,18 % des stagiaires ont renoncé en 2015 dans le premier degré, contre 1,08 % trois ans auparavant. Le choc des élèves est d’autant plus difficile à encaisser que ceux qui choisissent d’embrasser le plus beau métier du monde sont généralement d’anciens bons élèves, issus de milieux plutôt protégés. «Ils n’ont pas eu à affronter la difficulté scolaire», résume Brigitte Marin, directrice de l’Espé de Créteil. «Au-delà de modules spécifiques autour de la gestion des conflits, de la diversité des publics ou de l’égalité hommes-femmes, nous nous attachons à les former à des pédagogies explicites, et non pas allusives comme ce fut le cas par le passé», ajoute-t-elle. Mais pour d’autres, les Espé ne sont rien d’autre que des «IUFM bis», perdus dans les mêmes errements «pédagogistes». «Depuis une trentaine d’années, on semble vouloir faire du professeur un animateur de centre de loisirs, regrette Albert-Jean Mougin, vice-président du Snalc, syndicat classé à droite. Il faut de l’exigence et ne pas sombrer dans une pseudo-bienveillance.»

«Ce qui nous manque, c’est du temps pour les faire écrire, réécrire, réfléchir!» estime pour sa part Iannis Roder, «dinosaure de l’éducation prioritaire» selon ses propres mots. La quarantaine, ce professeur d’histoire-géographie entame sa dix-huitième année au collège Pierre-de-Geyter à Saint-Denis (REP). Et n’a rien perdu de sa passion de transmettre. «La gestion de classe s’apprend sur le tas. Il faut savoir établir un rapport vertical, mais affectif. Être bienveillant sans acheter la paix sociale. Et savoir adapter ses exigences au terrain», conclut-il. Qui a parlé de collège unique?

(1) 364 REP+ et 731 REP, soit 1095 collèges et 6772 écoles en éducation prioritaire. (2) Après le concours, en fin de première année de master, les futurs enseignants partagent leur temps entre stage et formation.

Le Figaro 18/05/2017