“Working”, confessions intimes d’un pays au travail

Ils étaient ouvrier, hôtesse de l’air, gardien de parking ou détective privé, et le récit de leur vie professionnelle en dit long sur leur vie tout court. Dans les années 70, le journaliste Studs Terkel a recueilli leurs témoignages et composé un fascinant canevas du monde du travail américain. Pour mémoire.

Dès l’exergue, Studs Terkel annonce la couleur avec cette citation de William Faulkner : « Vous ne pouvez ni manger huit heures par jour, ni boire huit heures par jour, ni faire l’amour huit heures par jour — tout ce que vous pouvez faire huit heures par jour, c’est travailler ».

En 1972, Studs Terkel (1912-2008), journaliste radiophonique, a recueilli quelque soixante-dix témoignages oraux, avec un petit magnétophone. Il avait notamment eu, encouragé par André Schiffrin, la même démarche dans un recueil précédent, Hard Times, une histoire orale de la Grande Dépression (1970), et fera ensuite « Une bonne guerre », une histoire orale de la Seconde guerre mondiale (prix Pulitzer 1984).

Radioscopie des actifs

« Ni économiste, ni sociologue, ni enquêteur fouineur », Terkel pose son magnétophone, écoute les gens parler et, loin d’être indécemment intrusive, il pense que sa méthode permet aux personnes qu’il interviewe de « crever l’abcès ». Gagner son pain quotidien, activité admise depuis que, comme il le dit, « l’avis d’expulsion a été signifié aux deux fainéants du Paradis », peut apporter des satisfactions mais comporte aussi son petit lot d’humiliations quotidiennes, de cicatrices, physiques ou psychiques que l’on se raconte le soir « devant le poste de télévision » et que l’on module par « plus ou moins » : expression superbement ambiguë revenant constamment dans les entretiens ». Ni analyse macro ou micro économique, ni essai sociologique, Working est une photographie de différents milieux professionnels, d’Américains de toutes races et de toutes origines sociales, de toutes classes aussi, uniformes, cols bleus ou blancs évoquant leur travail.

Métiers-passions

La fierté professionnelle, elle existe. Car Murray Bates, 57 ans, maçon depuis l’âge de dix-sept ans, sait qu’il fait un métier qui remonte à la nuit des temps : « D’après ce que je sais, le travail du maçon est plus ancien que celui de charpentier qui remonte pourtant à la Bible. Le tailleur de pierre est bien, bien plus vieux que la Bible : les pyramides d’Egypte, des trucs comme ça. Mais ceux qui commencent à bâtir quelque chose, que ça soit de la caillasse, du moellon ou de la brique, ils commencent par le coin nord-est. Parce que quand ils ont construit le temple de Salomon, ils ont commencé par là. Même aujourd’hui, prenez les palais de justice, les grands bâtiments publics, si vous cherchez la dalle où est marqué quand ça a été bâti, quelle année, elle sera à l’angle nord-ouest ». Il y a pierre et pierre : le grain est différent, elles se cassent ou se fendent, il faut savoir la regarder, la toucher, l’évaluer. Le maçon aime son métier : « La pierre, c’est ma vie. Je rêves toute la journée et c’est presque toujours de pierre […] Dans tous mes rêves, apparemment, il y a une pierre quelque part ».

Alfred Pommier, lui, travaille dans un parking d’un seul niveau pouvant contenir une cinquantaine de voitures. A quarante-neuf ans, il y travaille depuis quinze ans et son savoir-faire professionnel, c’est sa conduite : garer la voiture qu’on lui confie, d’une main, sans cabosser la voisine. On l’appelle « Al le Magicien », capable de conduire n’importe quel modèle et sans jamais avancer le siège même avec mon mètre cinquante-sept. Changer de métier ? Ça ne lui est pas venu à l’idée.

Jobs à plein temps

Pareil pour Stephen Bartlett, dentiste près de Détroit. Il a débuté sur le tard après avoir fait plusieurs métiers comme mineur et camionneur. Il travaille dans la précision, debout contrairement aux jeunes qui utilisent un tabouret. Il fait attention à la douleur de ses patients, veut sauver les dents, repère ceux qui ont plus peur de la fraise que de l’aiguille ou l’inverse et son métier, il y pense tout le temps, même quand il est au cinéma : « Je suis allé voir Un Violon sur le toit. Quand j’ai vu un gros plan de Topol et de ses dents, il avait des dentiers partiels. Pour moi, ça l’a rendu humain. Vous saviez que pendant des années, Clark Gable n’avait qu’une dent, là, devant ? Et personne ne s’en est aperçu. Quand vous êtes là-dedans, c’est votre vie ». Quant à la clientèle, puisqu’il fait bien l’appeler par son nom, Stephen a appris à prendre sur lui : « Je ne crois pas que les patients savent si vous êtes un bon dentiste ou un mauvais. Ils savent deux choses : il ne m’a pas fait mal et il me plaît, ou c’est un fils de pute ». Dentiste il est, dentiste, il restera : on lui donnerait un diplôme de médecin qu’il n’en voudrait pas : « Vous êtes votre maître, vous fixez vos heures, vous pouvez aller exercer dans n’importe quelle partie du monde […] Vos conditions de travail sont idéales. Oui, bon elles sont dures physiquement, mais où est le mal ? »

Mouvements, réflexes et automatismes

Ce n’est pas toujours la vocation qui conduit au métier que l’on exerce. Babe Sec Oli, caissière dans un supermarché depuis trente ans, a commencé à travailler à douze ans dans une petite épicerie. Elle fait les mêmes gestes derrière sa caisse enregistreuse : « Je n’ai pas besoin de regarder les touches de mon clavier. C’est comme la secrétaire qui connaît sa machine. Au toucher, ma main y est faite. Le neuf, c’est le gros doigt du milieu ; le pouce, c’est le un, deux, trois. Le côté de la main, c’est pour ma barre des totaux et tout ça. J’utilise mes trois doigts : pouce, index et majeur. La main droite. Avec la gauche, je prends les articles. Les clientes posent leurs achats. Avec la hanche, je pousse le bouton et le tapis roulant avance. Je bouge tout le temps les hanches, la main, la caisse, les hanches, la main, la caisse. Tout le temps, un, deux, un, deux, un, deux. Si vous avez ce rythme-là, vous êtes une caissière rapide. Vous gardez les pieds à plat par terre et vous tournez la tête ». Elle devine quand une cliente a glissé un produit dans son sac sans le dire et négocie pour que tout se passe bien. Elle observe aussi les personnes seules qui tournent en rond pour passer le temps et reviennent plusieurs fois avec seulement un ou deux achats, ou les hommes qui se détériorent des objets : « Ils sont furieux contre quelqu’un, alors il faut qu’ils se vengent sur quelque chose ». Caissière, elle en est fière : « Il y a des gens qui disent : « Une caissière, peuh ! » Pour moi, c’est comme si quelqu’un est professeur ou avocat. Je n’ai pas honte de porter un uniforme et des souliers orthopédiques et d’avoir des varices. Je gagne honnêtement ma vie. Ceux qui me regardent de haut, ils sont en dessous de moi ».

Manipulations

Ils peuvent être anonymes aussi, comme le constate Sharon, réceptionniste dans une grosse entreprise commerciale du Middle West. Diplômée de littérature anglaise, le premier mythe qui lui a éclaté au nez, « c’est qu’un diplôme universitaire vous garantie une situation ». Elle sait qu’on n’engagera pas un homme pour ce type de travail : « Vous êtes là pour manipuler le matériel, et vous êtes traitée comme un élément du matériel. Le téléphone, par exemple ». Elle arrive à neuf heures, met son casque, enfonce les fiches, entend juste des voix, les passe à d’autres. « La machine commande. Cette sale petite machine pleine de boutons. Il faut être là pour répondre. Vous pouvez vous éloigner et faire semblant de ne pas l’entendre, mais elle vous tire. Vous savez que vous ne faites rien ou pas grand-chose pour personne. Votre travail ne signifie rien. Parce que, vous aussi, vous êtes juste une petite machine. Un singe pourrait faire ce que je fais. Ce n’est vraiment pas juste de demander à quelqu’un de faire ça ». Chez elle, du coup, elle ne répond pas au téléphone, trop habituée à des conversations qui coupent. Ce qu’elle veut c’est « voir les gens pour leur parler ».

Cicatrices

Mêmes automatismes, mais en plus durs pour Phil, soudeur l’arc dans une usine Ford à Chicago. Il travaille sur une surface d’un mètre, toute la nuit sur la chaîne : « Trente-deux opérations par pièce, par voiture, quoi. Quarante-huit pièces à l’heure, huit heures par jour ». Il n’ouvre pas la bouche pour ne pas prendre des étincelles, a les mains et les avants-bras brûlés, encaisse les remontrances des contremaîtres qui font plus attention aux machines qu’aux hommes : « Quel prix j’ai leurs yeux ? Regardez un peu le prix qu’elle a pour eux, la machine. Si elle se détraque il y a quelqu’un sur place illico pour la réparer. Moi, si je me détraque, on me pousse de côté jusqu’à temps qu’il y en ait un autre pour reprendre mon poste. Il ont qu’une idée dans la tête : la chaîne, faut pas qu’elle s’arrête ».

Maïeutique

Studs Terkel ne fait jamais aucun commentaire. Il livre ses témoignages brut de coffrage, laisse le lecteur entendre les paroles recueillies, se faire une idée, s’indigner ou s’attendrir. Réfléchir aussi sur le regard qu’il porte sur les autres. La femme publicitaire qui est à un poste de direction à Los Angeles ? Fille de fermier, elle a gagné son poste de haute lutte, a demandé à être payée comme les hommes et a un « sixième sens » sur eux, notamment quand ils lui demandent si elle est mariée. Elle devine ceux qui se disent qu’elle a couché, qu’elle est « castratrice » ou « lesbienne ». « C’est quand je transcende leurs étiquette qu’ils ne savent pas exactement quoi faire », dit-elle. Elle ne se fait pas trop d’illusion sur son métier, « ce putain de métier », sur les produits qu’elle doit vendre. Mais elle se sait éloquente et spirituelle. Comme beaucoup de publicitaires, elle pourrait même écrire un livre : « Je crois que je réussirais bien dans l’édition ».

Fierté

Voix entendues dans ce livre ? Terkel déniche une perle avec Donna, relieuse depuis vingt-cinq ans. Elle a commencé à réparer la bibliothèque de son père, acquis de l’expérience et en a fait son métier, a appris à coudre des livres, à utiliser un massicot, une presse et surtout « l’ongle et le pouce ». Elle ne gagne pas beaucoup, mais « c’est un travail très serein, presque douillet ». Elle désacidifie la peau de veau ou de mouton traitée à l’acide, admire les collections originales de Dickens ou de Stevenson, apprend aux clients à prendre les livres dans une bibliothèque, jamais par le haut du dos pour les sortir — « c’est toujours là où il y a des dégâts ». Elle est fière d’avoir été contactée par la Biblioteca Nazionale de Florence après les grandes inondations et dialogue avec les livres qu’elle traite : « J’éprouve quelque chose de très fort quand je prends un livre. Pour moi, c’est quelque chose de vivant… ou de décadent, de mort. Jamais je ne voudrais relier Mein Kampf, parce que je trouve que c’est dégoûtant de perdre son temps avec une horreur pareille. Vous m’offrez un million de dollars pour la faire ? Bien sûr que non ».

Prise de conscience

Curieusement, il est assez rare que les personnes interrogées évoquent leur salaire. Ils constatent qu’ils gagnent peu, s’en plaignent parfois comparé à leur labeur, mais semblent s’y résigner. Hôtesses de l’air, vendeuses, serveuses, ouvriers, agriculteurs, manœuvres, ou détectives privés, ils disent à Terkel ce qui est leur travail, donc leur vie. Un document exceptionnel qui incite à observer tous les métiers qui nous entourent et les femmes et les hommes qui les pratiquent. L’enquête date d’il y a plus de quarante ans. Mais les choses ont-elles vraiment changé ? A lire avant la réforme annoncée du code du travail. Accessoirement.

Télérama 07/06/2017