Les mutations du travail multiplient les peurs

Le livre. Des chercheurs en management, des sociologues, des économistes et des ethno-anthropologues analysent le phénomène de la peur dans le monde du travail et son évolution.

Peur de perdre son emploi, peur de ne pas être à la hauteur, peur de la précarité, quel rôle joue la peur dans le monde du travail ? Dans l’ouvrage collectif Les peurs au travail, élaboré sous la direction d’Alain Max Guénette et de Sophie Le Garrec, des chercheurs en management, des sociologues, des économistes et des ethno-anthropologues ont analysé le phénomène et son évolution liée aux mutations du marché et de l’organisation du travail

Ils démontrent en quoi la fragmentation du travail, les processus d’individualisation, la banalisation de la précarité ou encore l’inversion de chaîne de production, ont créé de nouvelles instabilités génératrices de peur. « Dans une société où l’emploi est devenu à la fois instable et incertain, le déclassement est vécu comme une réalité possible activant certaines peurs », illustre ainsi la sociologue Sophie Le Garrec.

Changement de paradigme, la peur est désormais alimentée par la connaissance, qui nous dévoile un monde où la vulnérabilité est généralisée, estime Danilo Martucelli, professeur de sociologie à Paris Descartes. « On était entré dans une phase de régulation plus ou moins stable du capitalisme », qui a été bousculée.

Au nom de l’efficacité, les entreprises ont abandonné «  avec raison l’imaginaire de la rationalisation propre à la modernité conquérante au profit – à tort de l’imaginaire de la réactivité ». C’est ainsi que « nous sommes entrés dans une nouvelle ère de la peur », explique-t-il.

Comportements managériaux toxiques

L’ouvrage collectif décrit les mécanismes de peur au sein des organisations de travail, engendrés notamment par les comportements managériaux toxiques ; Il aborde la question du suicide au travail, et les dégâts causés par la peur sur la santé des salariés.

Les auteurs reviennent sur des phénomènes bien connus comme celui du bouc émissaire, et son rôle de catalyseur au sein d’un collectif ; puis ils soulignent le bénéfice que les entreprises auraient à faciliter l’expression des salariés. Pour se protéger des dérives managériales, par exemple, car « les individus qui expriment leur peur et leurs fragilités personnelles aident davantage leurs collègues à prendre conscience du fonctionnement pervers de l’organisation », écrivent Yvan Barel et Sandrine Frémaux.

« Le travail est toujours source de peur », rappelle l’ergonome Anne Flottes, mais c’est aussi « le lieu où ces émotions ont les meilleures conditions pour être transformées », assure-t-elle. Dans une enquête sur les policiers et la peur, le sociologue Marc Loriol observe ainsi en quoi la peur bien régulée et gérée collectivement permet de mieux analyser les risques et les situations, grâce à sa puissance anticipative. Elle deviendrait même « un moyen efficace de prévenir la souffrance ».

Dans la mesure où « elle est toujours produite par la puissance anticipative de notre imagination », qu’elle paralyse ou qu’elle galvanise, « la peur est toujours un pari sur l’avenir », conclut Danilo Martucelli.

« Les peurs au travail », ouvrage collectif sous la direction d’Alain Max Guénette et de Sophie Le Garrec. Éditions Octares, 226 pages, 23 euros.

Le Monde 06/07/2017