« Va-t-on interdire les jupes plissées bleu marine ? »

Le sociologue François Dubet craint  » un risque d’emballement  » des militants de la laïcité

Sociologue, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) et professeur honoraire à l’université Bordeaux-II, François Dubet s’inquiète d’ » une crispation sur la religion musulmane «  .

Une jupe peut-elle être un signe religieux ?

Il faut faire très attention aux circonstances dans lesquelles s’est déroulée cette exclusion. Je serai donc prudent. Mais oui, il est évident que certains jeunes musulmans considèrent leurs vêtements, et ce peut être une jupe, comme un signe d’appartenance religieuse. C’est une manière de dire :  » Je suis musulman, et je l’affirme.  »

La loi de 2004 prohibe  » le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse « . Ce qui était alors en cause, c’était le foulard. Si l’on étend l’interdiction à la jupe, on va avoir des problèmes. Une jupe plissée bleu marine n’est-elle pas toujours un signe d’appartenance à la religion catholique ? Au lycée, les garçons se laissent souvent pousser la barbe. Et, pour certains d’entre eux, c’est un signe d’appartenance religieuse. Va-t-on interdire la jupe plissée bleu marine ou la barbe au lycée ?

Ce que montre cette affaire, comme d’autres avant elle, c’est une crispation sur la religion musulmane. La droite et l’extrême droite se sont faits les champions de la laïcité. Et c’est très troublant, car cela est contraire à leur tradition politique, qui les porte plutôt à défendre l’école privée. Pour eux, c’est une manière de défendre l’identité nationale et d’être antimusulmans. Mais, à ce stade, je ne saurais dire quel est le lien, s’il existe, entre ce climat et l’incident en question.

Est-ce que l’école se prête particulièrement à une application difficile de la laïcité ?

Plus qu’ailleurs, en effet. Car elle est le symbole de la laïcité. Ce n’est pas le cas de l’entreprise, par exemple, où ces questions sont traitées de manière plus pragmatique. A l’école, la question est la suivante : l’école laïque doit respecter la laïcité ; dès lors, quels signes faut-il interdire ? Les gamins dont il est question manifestent-ils leur identité contre la laïcité ou s’habillent-ils selon leurs traditions culturelles ou les goûts juvéniles ?

L’école de la République devrait pourtant être le lieu où la définition de la laïcité est la plus claire…

C’est tout le problème. Deux notions ont toujours cœxisté dans la laïcité : le modèle homogène auquel tout le monde se plie, et la tolérance. Au-delà du cas de cette jeune fille, l’affaire du porc dans les cantines scolaires qui a défrayé la chronique il y a quelques semaines est très révélatrice : soit on vous propose de remplacer le porc par du poisson (c’est la tolérance), soit l’élève mange du porc ou rien (c’est le modèle dominant). Ces deux dimensions mêlées n’ont guère posé de problème pendant longtemps, car un modèle culturel s’imposait : la France était peuplée de chrétiens allant à la messe et de chrétiens n’y allant pas. Ce modèle n’est plus unique aujourd’hui.
La loi de 2004 a-t-elle réglé plus de problèmes qu’elle n’en a engendrés ?

Oui, l’interdiction claire de la loi a supprimé les difficultés liées au voile. Aujourd’hui, les problèmes semblent se déplacer. Mais, comme la loi ne dit rien sur la longueur des jupes ou la taille des barbes, ce que je n’imagine pas qu’elle puisse faire, le traitement de ces cas relève de l’interprétation de chacun. On n’est donc pas sorti d’affaire…

Ce que je crains aujourd’hui, c’est le risque d’emballement. C’est très inquiétant. L’image de la laïcité française est en train de changer. Longtemps perçue comme un modèle accueillant, elle apparaît dorénavant comme hostile. On peut craindre que cela n’entraîne une hypertrophie des conflits d’identité et la généralisation du soupçon : insensiblement, toute personne musulmane devient dangereuse.

PROPOS RECUEILLIS PAR Benoît Floc’h (Le Monde 30/04/2015)