La France n’est pas un mal de dos

« Redonner son sourire à la France. » Quelques jours seulement avant de tomber sous les balles des terroristes avec ses camarades de Charlie Hebdo, ce mercredi noir de janvier 2015, Bernard Maris avait discrètement déposé chez son éditeur un ultime manuscrit. Ses proches, mis dans la confidence, s’étaient étonnés : « Toi, écrire sur la France ? Toi l’Occitan, l’anarchiste, l’internationaliste, le type amoureux de l’Espagne et de l’Amérique latine ? »

Eh bien oui, Bernard Maris couvait une grosse colère. L’avalanche « de livres de droite » sur le déclin de la France, cette complaisance délétère au French bashing, le mettent hors de lui. Cette littérature « de la pleurnicherie, mi-morbide, mi-mièvre, à l’image des inlassables pensums sur la décadence (Baverez), la France finie (Chevènement), le suicide (Zemmour) ou l’identité malheureuse (Finkielkraut) » fait des ravages dans les têtes.

Maris cherche une arme contre cette « lancinante lapidation des pierres du désespoir » à l’œuvre dans un pays volontiers masochiste. Ce sera donc un cri d’amour, lyrique, un grand voyage dans l’histoire et la géographie.

Mais pas avant d’avoir réglé un très vieux compte : Maris l’économiste, le prof qui a formé plusieurs générations d’étudiants à cette discipline ingrate, veut en finir une fois pour toutes avec l’économie. Ou plutôt, avec « l’économisme », cette nouvelle économie du discours réduite au discours de l’économie, cette novlangue qui a tout envahi et tout écrasé, au point de « mettre sous tutelle » la politique et le reste, c’est-à-dire l’essentiel. C’est pour cette raison que Bernard Maris adorait Michel Houellebecq : « Aucun écrivain n’est arrivé à saisir comme lui le malaise économique qui gangrène notre époque », écrivait-il, dans son ouvrage précédent (Houellebecq économiste, Flammarion, 2014).

Maris croit que cette prétention de l’économie à vouloir tout dire, tout régenter, tout imprégner, est au cœur de la grande dépression française, de ce « spleen » qui empoisonne les âmes. « L’économisme » propage une culpabilisation permanente des Français, déjà prédisposés à la chose par un héritage catholique toujours aussi prégnant. « Non, Français, vous n’êtes pas coupables, le chômage, la dette, la catastrophe urbaine, le déclin de la langue, ce n’est pas vous, contrairement à ce qu’on veut vous faire croire. Vous n’êtes pas coupables ! », prêche « Oncle Bernard » – son nom de plume à Charlie Hebdo « retrouvez ce sourire qui fit l’envie des voyageurs pendant des siècles au “pays où Dieu est heureux” ».

Du lyrisme à la dénonciation violente et ciselée

Pour Bernard Maris, bien au-dessus de l’économie, il y a les sciences sociales, surtout l’histoire et la géographie. Et si les voyages forment la jeunesse, ils peuvent aussi soigner la déprime : l’auteur veut redonner à voir et à parcourir la France, une géographie amoureuse, très personnelle, une balade joyeuse et un brin nostalgique au cours de laquelle il convoque aussi bien ses copains de Charlie que les grands maîtres des sciences humaines et sociales, Alfred Sauvy, Marc Bloch, Pierre Chaunu, Philippe Ariès… Et M. Vergnaud, aussi, son instituteur de CM1, auquel Maris pardonne sa sévérité parce qu’il lui fit découvrir la France avec les cartes de l’immense Paul Vidal de La Blache.

Avant d’être une économie, la France est d’abord « une idée » et « une géographie » : « Notre imaginaire raconte toujours la diversité des reliefs et des paysages, des maisons normandes ou alsaciennes, de pierre ou de brique, basques ou provençales, la douceur angevine et le bleu des Vosges, le mistral glacé et le chaud vent d’autan… » Dans la tête de Maris, rien n’a changé depuis le « Tableau de géographie de la France » de 1903, établi par ce géographe voyageur maniaque qui notait tout sur son passage.

« La France, écrit-il, a pu se raconter cette chose extraordinaire : elle était le pays de l’ordre et de la beauté, de la diversité, de l’équilibre, de la paix des champs ; et le pays du mouvement, des arts, de l’invention et de liberté avec Paris. » Armé d’un tel héritage, un pays comme la France, habité par l’universel, plus divers et plus métissé que tous les autres, ne devrait douter ni de ses atouts ni de son destin. Même si, et Maris le sait bien, tout a changé.

L’auteur passe ainsi du lyrisme parfois désuet – mais il assume – à la dénonciation violente et ciselée. « La géographie se bouleverse sous nos yeux. » Et Maris de fustiger de sa plume acérée « les salauds qui conchient la France de bretelles, de ronds points, de promotions immobilières, de supermarchés, de zones industrielles, d’immensités pavillonnaires parsemées de rues aux noms d’arbres, filles de tristesse d’architectes couverts par leurs maquereaux de promoteurs qui la bétonnent et la goudronnent… »

Maris s’inquiète de cette fracture géographique qui se creuse entre les métropoles et les autres territoires, de ses interminables zones périurbaines qui, à force de s’allonger, n’ont plus ni centres, ni lieux de vie collectifs, comme si la France se détricotait sous nos yeux. Mais surtout ne sombrons pas : promis, Bernard, nous ne parlerons plus de la France « comme d’une douleur ».

Et si on aimait la France, de Bernard Maris. Grasset, 142 pages, 15 euros.

Vincent Giret (Le Monde 30/04/2015)