Cette querelle qui déchire les économistes français

S’estimant marginalisés, plusieurs centaines d’économistes universitaires remettent en question la priorité donnée aux courants « orthodoxes », qui privilégient une approche mathématique et sont plutôt convaincus que les marchés fonctionnent de façon efficiente.

Comme au sein d’un certain parti politique au pouvoir depuis 2012, les départements d’économie des universités françaises ont aujourd’hui leurs « frondeurs »… Plusieurs centaines d’économistes universitaires, regroupés au sein de l’Association française d’économie politique (Afep) et autoproclamés « hétérodoxes », jugent en effet que leur travail n’est pas assez valorisé, et estiment ne pas être suffisamment représentés au sein de l’institution. La raison de ce malaise ? Les économistes « orthodoxes » – ceux qui sont plutôt convaincus que les marchés fonctionnent bien – trustent les postes à l’université : sur 120 professeurs d’économie nommés entre 2005 et 2011, seuls 6 peuvent être rattachés au clan des hétérodoxes – post-keynésiens, marxistes, qui pensent au contraire que les marchés ne sont pas efficients. Bref, en quelques années, l’économie dominante va réussir, selon l’Afep, à expurger les courants différents de l’enseignement supérieur et de la recherche. D’où la rédaction d’un « Manifeste pour une économie pluraliste » et le souhait de voir créer une deuxième section au sein du Conseil national des universités, qui gère la carrière des enseignants-chercheurs. Une revendication par ailleurs révélatrice d’une crise de l’évaluation, basée aujourd’hui sur la seule publication dans les revues scientifiques, classées selon leur prestige. Difficile, pour des chercheurs issus d’écoles de pensée non dominantes, de se faire publier dans les revues dites de « rang 1 », principalement américaines.

Ces frondeurs ont un argument massue : « La crise de 2008 a démontré qu’on ne peut se fier aux économistes comme on se fie à des ingénieurs qui construisent des ponts », argue André Orléan, président et fondateur de l’Afep. En janvier dernier, le gouvernement a pourtant refusé de créer la nouvelle section réclamée. Il faut dire que le prix Nobel Jean Tirole avait mis tout son poids dans la balance. Dans un courrier au ministère, il est allé jusqu’à soutenir que la création d’une deuxième section allait promouvoir « le relativisme, antichambre de l’obscurantisme »… Réponse d’André Orléan : « Les économistes du courant dominant considèrent être dépositaires de la vraie science. »

Dans cette bataille, la première difficulté est de définir les économistes orthodoxes et hétérodoxes. Keynes, qui se considérait lui-même comme un « hérétique », estimait que, « d’un côté, il y a ceux qui croient que, à long terme, le système économique s’ajuste tout seul […] et, de l’autre, il y a ceux qui rejettent l’idée que le système économique puisse sérieusement s’ajuster tout seul ». Cependant, cette définition est aujourd’hui trop restrictive. Pour Olivier Bouba-Olga, professeur en aménagement du territoire à Poitiers, « la ligne de fracture entre économistes n’est pas politique. Elle se situe plus au niveau de la méthodologie. La science économique est aujourd’hui faite à base de mathématiques, et il sera très difficile à un chercheur qui n’utilise pas de modèles mathématiques ou d’économétrie de percer. Il aura tendance à se diriger vers l’histoire, la géographie, la sociologie », explique cet ancien professeur d’économie. Pour illustrer ce mouvement, il n’y a pas de meilleur exemple que celui de Thomas Piketty. L’auteur du « Capital au XXIe siècle », dont les travaux sur les inégalités sont plus basés sur des statistiques historiques que sur des équations, a coutume de se définir comme « chercheur en sciences sociales », et non pas économiste. Et, s’il vient d’intégrer la London School of Economics, son laboratoire dépendra du département de… sociologie.

En tout cas, on aurait tort d’y voir une énième guéguerre entre gauchistes attardés et méchants ultralibéraux. La question est plus vaste : c’est celle de la place de l’économie au sein des sciences sociales. « L’économie a peu à peu quitté le grand continent des sciences humaines », dit André Orléan. Dans les années 1960, la modélisation mathématique a fait une percée à la suite des travaux d’Arrow et de Debreu, qui ont développé la théorie de l’équilibre général, donnant ainsi à l’économie une crédibilité proche des sciences dites « dures ». Pendant des années, l’histoire de la pensée a été inexistante. Les passerelles avec la sociologie ont été détruites. « Certains économistes théoriques peuvent parfois être assez déconnectés de la réalité», avoue Augustin Landier, chercheur à l’Ecole d’économie de Toulouse. Mais, depuis les années 1990, « l’économie a changé. Elle est devenue plus concrète », poursuit-il. Elle s’est ouverte à la psychologie. La neuroéconomie a pris son envol. D’ailleurs, « les économistes qualifiés d' »orthodoxes » sont en réalité très divers », avance Philippe Aghion, professeur à Harvard. « Ils s’intéressent à la distribution des revenus, à l’innovation, au commerce international, et les discussions entre eux sont passionnées. » Thomas Piketty, Esther Duflo, qui travaille sur la pauvreté au MIT, ou encore Daron Acemoglu, qui étudie le processus de développement économique, publient dans les revues scientifiques les plus prestigieuses.

En fait, la principale crainte des économistes « dominants » est que le débat repose sur la rhétorique, plus que sur une démarche scientifique. D’où l’exigence d’un certain formalisme. Mais l’économie est aussi politique et morale, comme le montrent les travaux de Keynes, Marx, Friedman ou encore l’école de la régulation en France. Plus que jamais, les maîtres de la discipline devraient méditer la phrase de Friedrich Hayek, en forme d’appel à l’interdisciplinarité : « Personne ne saurait être un grand économiste en étant seulement économiste […], un économiste qui n’est qu’économiste peut devenir une gêne, si ce n’est un danger. »

Les points à retenir

L’Association française d’économie politique (Afep), qui réunit des économistes autoproclamés « hétérodoxes », a rédigé un « Manifeste pour une économie pluraliste » et appelle à la création d’une deuxième section au sein du Conseil national des universités, refusée en janvier par le gouvernement.

Entre les deux courants, la ligne de fracture est méthodologique plus que politique.

Enjeu sous-jacent du débat : la place de l’économie au sein des sciences sociales.

  • Guillaume de Calignon Les Echos 21/05/2015