Pour un renouvellement de la science économique

La profession d’économiste est peut-être la première victime de la crise financière mondiale de 2008-2009. Les praticiens de l’économie n’ont pas su anticiper la catastrophe et beaucoup ont été incapables de formuler quoi que ce soit d’utile lorsqu’il s’est agi d’élaborer une réponse. Il existe néanmoins des raisons d’espérer une guérison prochaine de la discipline économique, ainsi que de l’économie mondiale.

Les modèles économiques dominants ont été discrédités par la crise, pour la simple et bonne raison qu’ils n’avaient pas admis la possibilité d’une telle catastrophe. Par ailleurs, la priorité accordée à la technique au détriment des institutions, ainsi qu’à l’élégance théorique aux dépens de la réalité du monde, n’a pas préparé les économistes à formuler les recommandations politiques concrètes qu’exigeait un contexte exceptionnel.

Certains considèrent que la solution consisterait à retourner aux modèles économiques du passé, plus simples, qui instauraient certaines interdictions de politiques et suffisaient par là à éviter des crises comparables. D’autres pensent au contraire que l’efficacité des politiques d’aujourd’hui exigerait la mise en place de modèles de plus en plus complexes.

Mais aucun de ces modèles n’est utile lorsqu’il s’agit de formuler des recommandations concrètes auprès des dirigeants politiques en temps de crise. Ils sont tous trop stylisés et abstraits pour pouvoir être utilisés sans que des données concrètes n’apportent la preuve de leur efficacité.

Or une révolution s’opère d’ores et déjà dans ce domaine. A l’heure où la vielle école de la science économique continue à débattre des mérites comparés des modèles analytiques, un certain nombre d’économistes novateurs œuvrent à la prise en compte de nouvelles données sur la manière dont fonctionne l’économie.

Le Billion Prices Project du Massachusetts of Technology (MIT) recourt par exemple à des milliards d’observations sur les sites de vente en ligne afin de suivre l’évolution de l’inflation. Certains économistes recourent à des robots de récupération automatisée de données afin de réunir des bribes d’informations nouvelles relatives aux décisions économiques sur le Web. Les sites Internet sur lesquels des artistes proposent des logos aux entreprises, ou sur lesquels des éditeurs indépendants offrent leurs services aux auteurs, sont ainsi la promesse d’une nouvelle mise en lumière des déterminants de l’innovation.

Une autre approche consiste à faire appel aux données historiques. Certes, l’histoire de l’économie n’a jamais cessé de jouer un rôle dans la recherche économique. La dernière crise financière nous a toutefois rappelé utilement combien l’histoire abondait d’événements similaires, ainsi que de données relatives aux réponses politiques à apporter.

Changement fondamentalOn s’est alors intéressé à la disponibilité de données historiques, encore plus abondantes, sur le fonctionnement même de l’économie. Les historiens de l’économie puisent depuis bien longtemps des informations dans les registres paroissiaux, les recensements de population ou les déclarations financières d’entreprise. Ce travail est devenu plus facile avec l’avènement de la photographie numérique, de la reconnaissance mécanique des caractères et des services de saisie de données. Cet élargissement de l’accès aux données permet aux historiens économistes de résoudre certaines problématiques – par exemple la manière dont la situation économique affecte les décisions de participation de la main-d’œuvre à différentes périodes et en différents lieux – de manière plus efficace que jamais.

Cette référence à la multiplicité des lieux et des périodes nous conduit à la dernière composante de la recherche empirique : les institutions. Les modèles macroéconomiques ont jusqu’à présent eu tendance à négliger le rôle des institutions, qu’il s’agisse des syndicats, des associations d’employeurs, des régimes de droit de la propriété, ou encore des mécanismes de redistribution. Les prendre en considération de façon sérieuse exige de les observer sur des intervalles de temps considérables, dans la mesure où les institutions évoluent lentement. L’attention renouvelée vis-à-vis de l’histoire permet aux économistes de considérer de manière plus systématique le rôle des institutions dans les résultats macroéconomiques.

Ces différentes évolutions représentent un changement fondamental. Jusqu’à il y a seulement quelques décennies, l’analyse empirique puisait ses informations au sein de données relativement réduites et limitées. Certes, un certain nombre de cadres analytiques demeurent nécessaires si nous entendons conférer une pleine signification à ces données. Pour autant, nous pouvons espérer qu’à l’avenir les conclusions et recommandations politiques des économistes ne seront plus façonnées par la seule  » élégance  » des modèles utilisés, mais par leur capacité à correspondre à la réalité factuelle du monde.

  • Barry Eichengreen Le Monde 28/05/2015