Education : à Saint-Denis, on ne se sent toujours pas « prioritaire »

Des classes de maternelle « à 40 », comme disent les enseignants, parce qu’il a fallu se répartir les élèves du « collègue » qui était absent. Des cousins et des cousines du même âge – 10 ans – mais qui ont une année scolaire d’écart parce que les uns grandissent à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), les autres à une dizaine de kilomètres plus au sud, à Paris. Un remplaçant resté une semaine seulement dans une classe de CP, avant d’être radié, mais qui a réussi en si peu de temps à tétaniser son jeune public de 6 ans…

Des histoires comme celles-là, le cortège d’enseignants et de parents d’élèves qui, jeudi 4 juin, a défilé dans le centre-ville de Saint-Denis, en avait plein à partager. Une fois par semaine, alors qu’approche le 18 juin, date à laquelle ils devraient connaître le solde entre les ouvertures et les fermetures de classes – la « carte scolaire » –, ces Dionysiens sortent leurs pancartes (« nos enfants ne sont pas des cobayes ») et marchent d’école en école pour crier leur droit à une éducation de qualité.

« De pire en pire »

Au sein des cortèges, un souvenir est dans toutes les têtes : les 20 classes laissées sans professeur à Saint-Denis au premier jour de la rentrée 2014 (une quarantaine dans tout le département). Alors, à trois mois d’une rentrée marquée par la mise en place de la réforme de l’éducation prioritaire – qui concerne l’intégralité des 65 écoles de la ville –, les esprits s’échauffent vite. Le 28 mai, c’est l’inspection de circonscription qui a été occupée. Le 4 juin, à quelques centaines de mètres de l’Hôtel-de-Ville, la vitrine d’une permanence du PS a été recouverte de tracts. « Les politiques, de gauche ou de droite, c’est beaucoup de belles paroles, mais rien ne bouge dans nos écoles », tempête Carole Imbeau, maman d’une enfant en CP, venue manifester avec sa cadette dans une poussette. A ses côtés, Nathalie Geets hoche la tête. « On a défilé sous la droite, on le fait aussi sous la gauche. Pour nous, pas d’amélioration, c’est même de pire en pire. »

Arrivée à Saint-Denis en 2001, soit trois ans après le « plan d’urgence » (3 000 postes pour le département) obtenu après plusieurs semaines de grève dure, Catherine Da Silva, directrice de l’école Louis-Blériot, sent autour d’elle la déception monter. Une déception que cette représentante du SNUipp-FSU, syndicat majoritaire au primaire, reconnaît partager. « Quand je fais le bilan, je me rends bien compte que, rentrée après rentrée, on n’a cessé de soutenir qu’on touchait le fond… Mais aujourd’hui, c’est comme si on n’allait jamais sortir du tunnel. »

Là est le paradoxe : alors que le gouvernement a commencé, en 2012, a recréer des postes quand la droite en supprimait, alors que la Seine-Saint-Denis est censée faire l’objet d’un « plan d’action » annoncé en grande pompe à l’automne – 9 mesures choc dont un concours exceptionnel, 500 postes supplémentaires, une formation express des contractuels… –, le « 9-3 », lui, ne se sent ni plus écouté ni sur la voie du progrès. Pas plus prioritaire, en somme, alors même qu’il comptera, en septembre, 79 nouveaux réseaux d’éducation prioritaire (ces « REP » qui succèdent aux ZEP). Quatorze de plus que précédemment, souligne-t-on au rectorat.

Le recours aux contractuels

La comptabilité, sur le terrain, est tout autre. « On ne nie pas la volonté de mieux faire, mais face à la hausse démographique, face aux difficultés scolaires et sociales, cela pèse peu, témoigne Catherine Da Silva, et ça ne compense surtout pas les coupes budgétaires antérieures. » La scolarisation des enfants de moins de 3 ans, le « plus de maîtres que de classes », ces dispositifs pensés d’abord pour l’éducation prioritaire n’arrivent, de fait, qu’au compte-gouttes dans les écoles.

En septembre, il y aura 49 maîtres surnuméraires dans tout le département, à peine plus de 10 % des moins de 3 ans accueillis en maternelle. Et « pas mal de contractuels encore », reconnaît le directeur académique, Christian Wassenberg, en faisant référence à ces aspirants professeurs (entre 500 et 600 cette année) qui, sans passer le concours, ont été parachutés dans les classes pour pallier les absences, combler les postes vacants. Engagement a été pris de mieux les recruter, mieux les former – un concours doit même leur être réservé –, mais beaucoup de familles les perçoivent encore comme des « profs de seconde zone », « au rabais ». « La communauté éducative a-t-elle imaginé que tout serait en place en septembre ?, interroge M. Wassenberg. Le défi éducatif est tel qu’il implique une montée en puissance sur trois années. L’impatience, que je peux comprendre, empêche de voir les efforts déjà accomplis pour rendre la refondation bien réelle. »

Cette impatience, professeurs et parents la revendiquent. « Cela fait dix ans que l’on crie, que l’on hurle, on ne peut plus attendre », témoigne Mounir Othman, membre du collectif des parents d’élève des écoles Floréal – « deux maternelles, deux élémentaires enclavées dans une cité collée à Stains », tient à préciser ce comédien. « On a tellement entendu le gouvernement répéter que la jeunesse, l’éducation sont sa priorité, qu’on le prend au mot, surtout après Charlie Hebdo. » Un « google doc » fait depuis peu le lien entre les familles « des cités au centre-ville », se réjouit Mounir Othman. Entre professeurs, « un listing de toutes les revendications circule » aussi, explique Johanna Sendin, enseignante à Joliot-Curie. Son école a la chance d’intégrer, à la rentrée, un réseau « REP + », ce noyau dur de l’éducation prioritaire où la prime doit être doublée et une décharge de 1 h 30 par semaine accordée. « En dépit des promesses, on a tous un peu peur que ce ne soit que de la poudre aux yeux, lâche pourtant Johanna Sendin, et que nos classes grossissent encore. »

Car pour la communauté éducative, il ne fait guère de doute que les « seuils historiques » de l’éducation prioritaire – 25 élèves par classe en maternelle (au lieu de 27), 23 en élémentaire (contre 25) –, sont remis en cause. « Ils servent de référence depuis plus de quinze ans pour préparer la rentrée, mais l’administration fait comme s’ils n’existaient pas », regrette Rachel Schneider, porte-parole du SNUipp-FSU-Créteil.

De fait, à la direction académique, on laisse planer le doute : « Il existe bien un repère départemental pour constituer les classes, autour de 24-25 élèves, reconnaît Christian Wassenberg ; on essaie d’y tendre, mais l’évolution démographique dans certains endroits demeure incertaine. » Pour ce haut fonctionnaire, c’est bien la « focalisation sur les effectifs » qui empêche de mesurer l’ampleur du « plan d’action ». « On investit, à la rentrée, 95 emplois pour permettre aux équipes de se concerter, de se former. C’est autant de moyens que nous ne consacrerons pas aux ouvertures de classes et qui bénéficient pourtant, in fine, aux élèves », conclut-il.

Le Monde 9/06/2015