C’est au cœur des gorges du Verdon, dans le petit village d’Aups (Var), que la médecine 3.0 prendra son envol. Dès samedi 13 juin, en cas d’urgence, les habitants pourront se rendre à la caserne pour bénéficier d’un check-up complet, et d’une consultation avec un médecin situé… à 40 kilomètres de là. Le rendez-vous sera pris par le médecin régulateur du 15, chargé de filtrer les patients, et la « visite » se déroulera dans une « consult station » conçue par la start-up H4D. A l’intérieur de cette cabine aux allures de vaisseau spatial, le patient pourra échanger avec le médecin par un système de visioconférence, et prendre lui-même ses constantes grâce aux outils mis à sa disposition : tensiomètre, stéthoscope, thermomètre, balance, électrocardiographe, etc. Une première en France.
Ici, la télémédecine apporte une réponse à un problème très concret. « Nos trois généralistes sont débordés et ne sont pas toujours disponibles en soirée et les jours fériés. Or la maison médicale de garde se trouve à Le Luc, à trois quarts d’heure de route, tout comme l’hôpital de Draguignan », souligne Antoine Faure, le maire d’Aups. Selon un rapport publié en 2013 par le Sénat, 600 000 personnes vivent ainsi dans un désert médical, c’est-à-dire à plus de quinze minutes de route d’un généraliste. « Certains habitants craignent qu’on remplace leur médecin par un “robot”, mais ce n’est pas du tout l’objectif ! », assure l’élu.
Si l’expérience est concluante, d’autres casernes pourraient être équipées. « Une soixantaine de villages sont confrontés aux mêmes difficultés qu’Aups », constate Marc Giraud, président du conseil départemental du Var. La facture s’annonce élevée : l’acquisition de la « consult station » a coûté 220 000 euros au département, et toutes les consultations seront à sa charge, puisque l’assurance-maladie ne rembourse pas encore les téléconsultations.
« C’est un vrai frein », regrette Franck Baudino, le fondateur de H4D, en rappelant que la télémédecine a pourtant été reconnue en 2009 par la loi « Hôpital, patients, santé, territoires », et est encadrée par un décret publié en 2010.
Cette start-up n’est pas la seule à s’impatienter. Après deux ans de discussions avec les autorités, le géant de l’assurance Axa a lancé le 1er juin un service de téléconsultation destiné aux bénéficiaires de sa complémentaire santé, soit 1,5 à 2 millions de personnes. Déployé par sa filiale Axa Assistance, qui conseille déjà les voyageurs rencontrant des problèmes de santé à l’étranger, il repose sur une vingtaine de médecins, basés au siège du groupe à Châtillon (Hauts-de-Seine). « Tous ont une activité à l’extérieur – à l’hôpital, en ville ou au SAMU – et travaillent avec nous depuis longtemps », précise Nicolas Sinz, PDG d’Axa Assistance France.
Un contexte très concurrentiel
La consultation, qui prend la forme d’une conversation téléphonique, pourrait s’enrichir à l’avenir de photos et de vidéos, pour aider le médecin à établir son diagnostic. Le cas échéant, les patients reçoivent leur ordonnance par mail, mais les médecins ne délivrent pas d’arrêt de travail. Là encore, la consultation ne coûte pas un centime à l’assurance-maladie. « Elle est gratuite et ne se traduira pas par une hausse du tarif des contrats », indique Nicolas Sinz. L’assureur compte surtout dessus pour fidéliser sa clientèle dans un contexte très concurrentiel. Quant à l’impact sur les dépenses globales de santé des assurés, il « faudra du temps pour voir ce que cela donne », reconnaît Axa Assistance qui s’est engagé auprès de l’ARS (Agence régionale de santé) d’Ile-de-France à réaliser une étude médico-économique.
Pionnier, l’assureur indique avoir été contacté par des concurrents qui souhaiteraient bénéficier de son service en marque blanche (sans citer le nom du prestataire). Il réfléchit aussi à répliquer le modèle mis en place en France pour le compte de ses clients à l’étranger. « Nous étudions plusieurs localisations, dont les Etats-Unis, révèle Nicolas Sinz. Les cultures médicales sont très différentes d’un pays à l’autre, il est donc important d’avoir plusieurs implantations. »
Dans le Landerneau de la e-santé, tout le monde espère en tout cas que le feu vert accordé à Axa marque un tournant. « Cela fait quatre ans que nous sommes prêts », soupire François Lescure, le fondateur de MédecinDirect, une société qui propose depuis 2010 un service de « téléconseil médical ». La nuance ? « Nos médecins, une vingtaine de généralistes et de spécialistes, n’ont pas le droit d’établir un diagnostic ni de prescrire un médicament. Ils répondent aux questions des patients et proposent des hypothèses », explique ce pharmacien, qui n’attend plus que l’agrément des autorités pour proposer des téléconsultations en bonne et due forme.
« Une frontière très floue »
MedecinDirect.fr s’adresse aux bénéficiaires des complémentaires santé qui ont souscrit à son service, soit environ un million de personnes. D’autres sites, comme FranceMedecin.fr ciblent au contraire le grand public. Cofondé en 2011 par Wilfrid Ecuer, généraliste et ancien médecin régulateur du 15 de Grenoble, il permet aux patients de s’adresser à un médecin par un système de messagerie (au prix de 15 euros la question), par téléphone ou par visioconférence (au tarif de 3 euros la minute). Autre exemple : l’application Boddy. Lancée en 2014, elle permet aux utilisateurs de smartphone de poser leur question de façon anonyme et de recevoir la réponse d’un médecin en moins de deux heures.
« Ces sites jouent sur les mots : la frontière entre conseil et consultation est très floue », constate Jacques Lucas, du conseil national de l’ordre des médecins. Son inquiétude ? La montée en puissance d’une offre 100 % privée qui exclut une partie des patients. « Nous ne sommes pas contre la télémédecine, d’ailleurs les médecins en font déjà quotidiennement lorsqu’ils répondent à leurs patients au téléphone, mais nous souhaitons que ces consultations soient encadrées et prises en charge par l’assurance-maladie », explique ce cardiologue.
En Suisse, la question ne se pose pas : l’assurance-maladie est obligatoire, mais l’Etat ne s’en mêle pas. Pour optimiser les dépenses de santé, les assureurs ont très tôt misé sur les téléconsultations. Le marché est dominé par Medgate, le plus grand centre de télémédecine d’Europe. Basé à Bâle, il emploie 70 médecins, qui ont réalisé 4,5 millions de téléconsultations depuis 2000. Bilan : après triage des appels, 55 % des patients ont pu être traités à distance et n’ont pas eu besoin de se rendre ensuite chez un médecin.
Medgate chiffre l’économie à 21 %, partagée entre l’assureur et l’assuré qui bénéficie d’une ristourne sur son contrat. De quoi inspirer l’assurance-maladie française ? Celle-ci avance pour l’instant à petits pas. « La base de la consultation, c’est l’examen clinique », rappelle Mathilde Lignot-Leloup, responsable de la gestion et de l’organisation des soins à l’assurance maladie. « A distance, le médecin ne peut donc pas faire la même chose. Avant de rembourser quoique ce soit, nous souhaitons voir dans quelle mesure cela répond bien à nos objectifs de santé publique ».
La priorité ? Désenclaver les territoires, et optimiser le parcours de soins des personnes âgées dont l’état de santé requiert de fréquentes visites chez le médecin. L’article 36 de la loi de financement de la sécurité sociale de 2014, lui permet depuis quelques mois de prendre en charge des actes de télémédecine à des fins d’expérimentation. Leur évaluation sera conduite par la Haute Autorité de santé (HAS) et un rapport devra être présenté au Parlement avant le 30 septembre 2016.
Le conseil départemental du Var, qui avait présenté le dossier Aups, est de son côté reparti bredouille.
Le Monde 11/10/2015