D’où venez-vous ?

C’est une fillette élevée bourgeoisement dans un grand appartement parisien de la très chic plaine Monceau. Elle fréquente une école catholique, passe de belles vacances en compagnie d’autres enfants issus de milieux favorisés. Sur une photo des années 1970, on voit la gamine, ravissante, à bord d’un bateau, en compagnie d’un petit garçon blond qui deviendra roi des Pays-Bas.

Cette gamine est devenue réalisatrice et scénariste. Parcours finalement classique d’un rejeton de la bonne bourgeoisie  ? Pas tout à fait. Car Isabelle Boni-Claverie, petite-fille d’Alphonse Boni, originaire de Côte d’Ivoire devenu magistrat de la République française dans les années 1930, fille d’une femme politique ivoirienne, est métisse. Et dans la France du XXIe  siècle, avoir la peau noire n’est, visiblement, toujours pas anodin.

Mêlant approche intimiste et témoignages d’historiens, de sociologues et de citoyens français noirs de peau, Isabelle Boni-Claverie livre un documentaire émouvant et instructif. Il y est question du regard des autres, d’incompréhensions et surtout de l’hypocrisie qui règne dans une société française où le passé colonial conditionne encore le regard des Blancs sur leurs compatriotes noirs.

 » Les stéréotypes perdurent « En France, les statistiques ethniques sont toujours proscrites, mais des spécialistes estiment à environ 5  % de la population le pourcentage de Noirs. Parmi eux, combien de députés, de médecins, d’avocats, de réalisateurs  ? Interrogée sur la raison de ce documentaire, Isabelle Boni-Claverie répond  :  »  Je me demande depuis très longtemps en quoi je “pose problème” dans la société française. Pour les gens d’origine africaine ou caribéenne, il y a ce présupposé que nous sommes étrangers, qu’il existe toujours un ailleurs qui ne nous permettrait pas d’être pleinement français. La question “d’où venez-vous  ?” est récurrente. Cela interroge forcément les liens que nous entretenons avec notre pays.  « 

La réalisatrice s’entretient aussi avec les membres de sa famille. Ses cousins blancs lui décrivent comment sa famille maternelle, originaire du Tarn, a vécu le mariage de sa grand-mère avec un Ivoirien. Né  en  1909, son grand-père, Alphonse, avait été envoyé en France à 15  ans pour y suivre des études. C’est à la bibliothèque de la faculté de droit de Toulouse que le jeune étudiant tomba amoureux de Rose-Marie, originaire de Gaillac. Leur mariage, à Gaillac, à la fin des années 1930, fit sensation. Depuis, les idées reçues n’ont pas disparu. Comme l’explique l’historien Pap Ndiaye  :  »  Si les stéréotypes perdurent, c’est parce que, d’une certaine manière, ils ont une utilité sociale. Ils servent à faire perdurer des formes d’inégalité qui conviennent à une partie de la société française.   »  

Ancienne élève de la Fémis, l’école nationale supérieure de l’image et du son, Isabelle Boni-Claverie revient dans ces locaux. A l’époque, elle était la seule étudiante noire. Aujourd’hui, la situation n’a guère évolué. Le patron de la Fémis ne peut que constater un triste état de fait :  »  Je suis favorable aux statistiques ethniques, car  tant que l’on n’aura pas les chiffres, on continuera à baratiner. « 

En attendant, l’hypocrisie règne. Malgré les discours généreux, l’ascension sociale des Noirs français n’est toujours pas une évidence. Ce documentaire rappelle cette réalité à travers un exemple atypique  : celui d’une citoyenne française noire, issue d’un milieu socialement privilégié.

Alain Constant Le Monde 03/07/2015