Les résultats calamiteux des politiques d’austérité imposées aux pays européens rendent difficile la défense d’une prétendue orthodoxie économique, qui n’est que le faux nez des égoïsmes nationaux. Certains ont alors préféré opposer au désastre que vit l’Europe du Sud la figure du retraité allemand, acculé à la ruine par un Etat grec égoïste et impécunieux. Voilà qui a le mérite d’attirer l’attention sur l’un des aspects les plus marquants de la crise de 2008 : l’amélioration spectaculaire du sort des plus âgés (ce dont il faut naturellement se réjouir), et la brutale dégradation du niveau de vie des jeunes.
En effet, le potentiel compassionnel des retraités tient largement au fait qu’ils ont longtemps constitué la classe d’âge la plus exposée à la pauvreté. Ainsi, selon les données d’Eurostat, les personnes de plus de 65 ans étaient les plus menacées par la pauvreté dans la zone euro en 2005, avec un taux de pauvreté de 19 %, contre 15 % pour l’ensemble de la population. Ils étaient alors suivis de près par les jeunes (18-24 ans), dont le taux de pauvreté était de 17,5 %.
La crise de 2008 a totalement changé la donne. En 2013, les plus de 65 ans constituaient le groupe d’âge le moins concerné par la pauvreté (13 % de pauvres parmi les plus de 65 ans), tandis que les jeunes sont devenus, de loin, les plus exposés, avec 22,5 % de pauvres parmi les 18-24 ans. Les jeunes de l’Europe du Sud sont les plus touchés (34 % de pauvres parmi les jeunes Grecs, 28 % en Espagne, 25 % en Italie et au Portugal), mais le reste de l’Europe, et notamment l’Allemagne, n’est pas épargné : le taux de pauvreté des jeunes Allemands est par exemple passé de 15 %, en 2005, à 18,5 %, en 2013.
Ce phénomène s’explique à la fois par la dégradation de la situation des jeunes, et par l’amélioration de celle des vieux. Les jeunes ont été durement touchés par les conséquences de la crise de 2008 sur l’emploi. Les taux de chômage des moins de 25 ans ont ainsi atteint des niveaux extrêmement élevés : en 2014, il était de près de 25 % dans la zone euro. Dans les pays du sud de l’Europe, il a atteint des niveaux apocalyptiques : plus de 50 % en Grèce et en Espagne, 43 % en Italie, 34 % au Portugal, 24 % en France. Cela explique que les revenus disponibles des plus jeunes n’aient augmenté, en euros courants, que de 14 % entre 2007 et 2013 au sein de la zone euro.
En revanche, les retraités n’ont évidemment pas été touchés par les aléas du marché du travail. Par ailleurs, les revenus du capital ont été beaucoup moins affectés par la crise que les revenus du travail. Enfin, les systèmes de protection sociale ont, fort heureusement, bénéficié d’un soutien budgétaire important, ce qui a permis de maintenir les pensions des retraités et les allocations sociales des personnes âgées les moins fortunées.
Ainsi en France, par exemple, l’allocation de solidarité aux personnes âgées a augmenté de 27 % entre 2007 et 2013, passant de 620 euros à 790 euros par mois. Résultat, le revenu disponible moyen des plus de 65 ans a augmenté de 24 % entre 2007 et 2013 dans la zone euro (soit 10 points de plus que celui des 18-24 ans). Même en Grèce, le sort des retraités (qui n’ont pourtant pas été épargnés, avec une diminution de 10 % de leurs revenus entre 2007 et 2013) est largement meilleur que celui des jeunes, dont les revenus ont chuté de 36 % (en euros courants).
En somme, le retraité de Bavière est très loin d’être menacé d’euthanasie par les pays du sud de l’Europe. En revanche, la jeunesse européenne pourrait bien être sacrifiée sur l’autel d’un dogmatisme d’une invraisemblable brutalité, refusant toute solidarité envers les pays les plus dévastés par la crise de 2008. Ce serait oublier que la jeunesse d’Europe est son meilleur avenir.
- Thibault Gajdos (chercheur au CNRS) Le Monde 16/07/2015