Par un étrange paradoxe, à l’heure où l’économie affiche sa toute-puissance face au politique, les nouvelles utopies ont pris racine dans le champ de l’économie. Cet été 2015 restera pour la France comme celui de la découverte à grande échelle de » l’économie du partage « .
Comme une petite graine plantée au cœur du système, poussant à folle allure, gagnant parcelle après parcelle, et qui finit par s’imposer. Le prêt et la location entre particuliers, la vente d’occasion, le don, la mutualisation des biens, l’échange de services, la mise en commun des connaissances ou des ressources financières, l’autoproduction collective, les circuits courts de commercialisation… un mélange foutraque de pratiques et de nouveaux usages jaillit de l’énergie créatrice du Web.
Des marques en ont déjà pris de jolies parts de marché. De Blablacar à Airbnb, de Drivy à Ouishare, en passant par GuestToGuest, Couchsurfing, La Ruche qui dit oui, ou Task Rabbit, une incroyable diversité d’acteurs s’immisce dans les interstices, bouscule les règles et le droit, s’attaque à des géants englués dans leurs vieilles certitudes. Rien ne sera déjà plus comme avant.
Mais entre » utopies » et » big business « , jusqu’où peut aller le développement de cette nouvelle économie ? C’est la question qu’explore, dans un dossier foisonnant, le dernier numéro de la revue Esprit. Son originalité consiste à confronter les grilles d’analyse de chercheurs, de jeunes acteurs et de consommateurs.
Un lien social renouveléA grands traits, deux camps s’opposent. Le premier a son prophète, l’économiste américain, grand maître en prospective, Jeremy Rifkin. Pour lui, rappelle Alice Béja, la rédactrice en chef d’Esprit, » la montée en puissance du modèle collaboratif va progressivement marginaliser un capitalisme déjà sur le déclin « . Qu’importe que le » déclin » cher à Rifkin ne saute pas encore aux yeux, une irrépressible dynamique est déjà en marche. Et son carburant, surpuissant, serait la confiance. » Alors que nos sociétés occidentales sont confrontées à une défiance majeure à l’égard des institutions et des entreprises, alors que les individus inclinent à n’accorder leur confiance qu’à des proches, un nombre croissant d’entre eux donne tout crédit à de parfaits inconnus rencontrés sur des plates-formes numériques « , écrit la sociologue Monique Dagnaud.
Par la magie du Web et des effets de réputation ravageurs de la Toile, l’économie collaborative porterait en elle » la promesse d’un lien social renouvelé » et » le réenchantement d’une convivialité perdue « . Il suffit d’avoir entendu une seule fois le récit d’un chauffeur amateur d’UberPop, le plus souvent exclu du marché du travail, pour mesurer la capacité de cette économie à » refaire société « .
L’économiste Bernard Perret remarque que » la volonté de retrouver une position d’acteur dans la réponse à ses propres besoins est très prégnante « . Mais Perret tempère les ardeurs de Rifkin : » L’économie collaborative est au confluent de valeurs politiques et culturelles très contrastées – entre promotions des “communs” et individualisme entrepreneurial. «
C’est à Richard Robert, directeur de ParisTech Review, que revient de porter une parole plus critique, voire plus inquiète. L’auteur appuie sa démonstration sur deux formules bien connues des économistes : » There is no free lunch « , rien n’est vraiment gratuit, pas davantage dans l’économie collaborative. Et » quand c’est gratuit, c’est que vous êtes le produit « , ajoute-t-il en reprenant un adage geek qui ne tourne pas autour du pot.
» Les grandes plates-formes numériques ont en commun d’enrôler l’utilisateur et de valoriser sa présence, ou ses mouvements « , rappelle d’abord Richard Robert. Il ajoute ensuite que » les questions posées par le travail informel, a fortiori quand il se dissimule à l’intérieur de la consommation, tournent autour de la mesure, du droit, du risque et du fisc « .
En clair, la mise en place de nos systèmes sociaux et de puissants services publics repose sur la » formalisation des économies « . C’est en faisant passer du côté de l’économie formelle nombre d’activités productives jusqu’alors dans l’économie informelle que les nations industrialisées ont assuré leur développement au XIXe siècle. On n’échapperait pas à la nécessité de formaliser ces échanges et d’assujettir les parties prenantes. Sauf à fissurer les bases de l’Etat moderne.
A la disparition présomptueuse du capitalisme, on préférera donc l’idée d’un changement de modèle. Plusieurs cercles vont cohabiter, parfois même en partie se recouvrir : certaines plates-formes du capitalisme numérique, tel Uber, vont chercher à rejoindre le club hypercapitaliste des Gafat (Google, Apple, Facebook, Amazon et Twitter) ; d’autres vont tenter de maintenir un autre rapport au marché, plus proche de l’économie sociale et solidaire.
Un troisième groupe, enfin, plus important, continuera à chercher un modèle hybride, mêlant la générosité de l’altruisme et la puissance du marché. Et tous participeront à la grande métamorphose du capitalisme !
par Vincent Giret Le Monde 17/07/2015