Les mille visages de l’économie du partage

Pour 67  % des usagers de cette économie participative, le principal avantage est avant tout financier

Enseignant en lycée et à la fac, loueur de voiture, hôtelier, et coach sportif à domicile  : à 40  ans Grégory est un peu tout cela à la fois grâce à Internet. Dans quelques jours, ce sont à nouveau 500  euros qui  »  vont tomber, comme ça, sans rien faire  « , explique-t-il, lorsqu’on lui aura ramené le véhicule qu’il met régulièrement en disponibilité sur un site de location entre particuliers. Pas avare pour un sou, il a au contraire tendance à  »  dépenser un peu plus   » que son revenu principal. Airbnb, Drivyet consorts font donc partie de son quotidien,  »  histoire d’arrondir les fins de mois  « , comme il dit.

A l’image de Gregory, le profil des bénéficiaires de l’économie dite  »  collaborative  « , ou  »  partagée  « , ne cesse de se diversifier à mesure que se multiplient sur Internet les possibilités de gagner ou d’économiser de l’argent facilement.

Fini les idéalistes des premiers covoiturages, initiateurs de cette économie, qui ne supportaient plus de traverser la France seuls au volant de leur voiture et avaient décidé de joindre l’utile à l’agréable, puis au rentable. La crise est passée par là, l’évolution technologique aussi. Enseignants, ouvriers, étudiants, sans-emploi, multipropriétaires proposent de louer leur appartement, leur voiture, un coin dans leur maison pour stocker des cartons, leur temps ou leur savoir-faire, etc.

Cela concerne aujourd’hui  »  un peu tout le monde  « ,commente Christine Balagué, vice-présidente du Conseil national du numérique et titulaire de lachaireréseaux sociaux à l’Institut Mines-Télécom. Internet, après avoir permis de se connecter, de communiquer puis de se mettre en réseau, vit sa quatrième révolution  :  »  Il permet à chaque individu, explique-t-elle, de devenir producteur, de créer des services, ou au moins de les proposer  « . Avec un objectif premier qui réunit tout ce petit monde  : gagner de l’argent.

Des bas revenus mais pas quePour 67  % des usagers, le principal avantage est en effet économique, selon une enquête d’avril  2015 du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Credoc) intitulée  »  Société collaborative  : l’argent d’abord, le partage aussi  « . Vient ensuite la volonté de  »  rencontrer des gens  « , puis de  »  protéger l’environnement  « ,indique Sandra Hoibian, directrice du pôle évaluation et société du Credoc.

Elle insiste cependant sur les  »  différentes réalités  «  cachées derrière les termes  »  économie ou société collaborative   » qui rendent difficile la typologisation de ses utilisateurs. Des  »  bas revenus et des jeunes  «  bien sûr, mais pas que.  »  Si vous louez votre logement, c’est que vous avez un logement qui peut être loué  « ,explique-t-elle, assumant la lapalissade. On est dans ce cas dans de  »  l’optimisation de fin de mois  « . Rien à voir avec le covoiturage, pour lequel les gens  »  vont aujourd’hui vraiment chercher à faire des économies  «  par exemple.

Ni, sans doute, avec ces nouveaux services de livraison à la demande en plein boom où les propriétaires de véhicules, sur le modèle d’Uber, sont payés à la course. L’un deux, Guillaume (le prénom a été changé), 27  ans, chômeur en fin de droit malgré son bac + 5 en poche, explique avoir fini par accepter d’être payé 4  euros la livraison de repas à vélo, 5 s’il arrive à en faire plus de 50 par semaine.

Une enquête du Pôle interministériel de prospective et d’anticipation des mutations économiques (Pipame), publiée en juillet, estime que 5,2  % de la population française arrive tout de même à tirer plus de 50  % de son revenu de la consommation collaborative. Leur profil  ? En majorité de jeunes actifs de 25-34 ans, et des familles avec au moins un enfant.

Le  »  mythe altruiste   » du collaboratif en est donc écorné, concède Sandra Hoibian. D’autant plus qu’une sorte de  »  collaborative-washing  «  serait à l’œuvre, explique-t-elle, sur le modèle du  »  green-washing   » utilisé par les entreprises pour se donner une image écologique responsable. Restauration, livraison, stockage, sport, bricolage  ; pas un secteur d’activité qui ne possède sa propre plate-forme de mise en relation entre particuliers et/ou entreprises, et qui ne se revendique du collaboratif. Avec une professionnalisation des acteurs toujours plus forte. Un vrai travail en somme.

 »  Faire plus pro  « Idir, 40 ans, père d’une famille de trois enfants, en est un exemple. À peine terminée sa journée de salarié dans une entreprise de menuiserie, il enfile le tee-shirt de la plate-forme YoupiJob,  »  pour faire plus pro   » justement, et va faire des petits travaux à la demande chez les gens – de la pose d’une cuisine au simple montage d’un meuble Ikea. Tous les jours ou presque,  »  le dimanche, je le garde pour mes enfants  « . De quoi ajouter de 600 à 2  000  euros par mois à son salaire de 1  800  euros. D’ici un an, si tout va bien, il espère devenir autœntrepreneur, toujours avec YoupiJob, qui trouve  »  si facilement   » les clients, tant pour du bricolage, des déménagements, du jardinage, du baby-sitting, etc.  »  Je ne serai pas salarié longtemps  « , conclut-il.

 »  Le modèle salarial est un modèle d’après-guerre, il n’est plus suffisant  « ,estime, logiquement, Bertrand Tournier, le fondateur du site YoupiJob, pour qui l’époque est à la  »  diversification de son quotidien professionnel  « . Ses 80  000  »  jobeurs  « , comme il les appelle, ont entre 28 et 47  ans. Parmi eux, 20  % sont sans-emploi, 50  % salariés à temps partiel ou à temps plein, 10  % étudiants. Le reste (20  %) est constitué d’autœntrepreneurs.

Après avoir fait évoluer  »  à vitesse grand V   » la relation à la dépense, puis au gain d’argent, l’économie dite »  collaborative  « modifierait donc le rapport au travail dans son ensemble.

D’abord, comme pour le menuisier Idir, par un  »  floutage entre le temps de loisir et celui du travail  « , analyse Patrick Cingolani, sociologue et auteur de Révolutions précaires (La Découverte, 2014). Mais aussi en répondant à l’aspiration  »  à plus d’autonomie et d’indépendance   » des travailleurs, sur fond de désillusion et de défiance envers  »  les organisations bureaucratiques, l’entreprise, et les modes de représentation que peuvent être, entre autres, les syndicats  « .

Avec à la clef un risque selon le sociologue  : que cette gig economy – ou économie des petits boulots, économie au cachet – dérive vers une  »  nouvelle domesticité  «  dans laquelle  »  les riches se paient quelques pauvres pour promener leur chien ou aller faire leurs courses  « , résume Patrick Cingolani. Avant de préciser  :  »  Si aucune politique publique de sécurisation et d’extension du droit du travail à ces nouveaux indépendants n’est menée.  « 

Séverin Graveleau Le Monde 23/08/2015