Dans la Silicon Valley, on les connaît sous l’appellation de « travailleurs 1099 », en référence au formulaire fiscal qu’ils doivent remplir. Ils s’improvisent chauffeurs de taxis, arpentent les allées des supermarchés, font le ménage à domicile, livrent achats et repas… Et ils sont au cœur de tout un pan de la révolution numérique : l’économie à la demande, aussi surnommée l’économie des petits boulots ou encore l’Uber-économie.
NOMBREUSES CLASS ACTION
La société américaine de transport urbain a en effet bâti son modèle économique sur le recours à cette main d’oeuvre, dite indépendante. Elle a depuis été imitée par de nombreuses start-up. Cela leur a permis de limiter les coûts. Car ces travailleurs ne perçoivent pas de salaire fixe, mais sont rémunérés à la tâche. Et ils ne bénéficient aussi d’aucun avantage social. Ni assurance santé, ni retraite, ni chômage, ni congés payés…
Ce modèle est aujourd’hui remis en cause. Plusieurs actions en nom collectif (class action) sont en cours devant la justice californienne. Elles ont été lancées par d’anciens collaborateurs qui estiment qu’ils auraient dû bénéficier du statut de salariés, avec toutes les obligations que cela impliquait pour leur employeur. « Ces entreprises doivent respecter les règles », fait valoir Shannon Liss-Riordan, l’avocate à l’origine de ces procédures.
L’an passé, cette star du barreau avait déjà obtenu gain de cause face à FedEx, le géant de la livraison, qui fait aussi appel à des travailleurs indépendants. Elle s’attaque désormais à Uber, qui fait ou a fait travailler plus de 160 000 chauffeurs en Californie. Mme Liss-Riordan a également déclenché des actions judiciaires contre Lyft, le grand rival américain d’Uber, Instacart (courses), Postmates (livraison) ou encore Shyp (envoi de colis).
VERS UN PROCÈS EN 2016
Lundi 1er septembre, l’avocate a obtenu un succès important. Le tribunal de San Francisco a rejeté la requête d’annulation de la class action qui menace Uber. La société estime que les quatre plaignants ne sont pas représentatifs de l’ensemble de ses chauffeurs. Et donc qu’ils ne peuvent pas mener une telle procédure. « Les chauffeurs utilisent Uber comme ils le souhaitent. Il n’existe pas de chauffeur type », assurait-elle.
Les revendications des plaignants « sont contraires à la volonté de nombreuses personnes qu’ils assurent représenter mais qui ne souhaitent pas être salariées », ajoutait la société. Elle citait ainsi 400 chauffeurs se disant satisfaits du statut de travailleur indépendant, qui leur offre une « flexibilité qu’ils apprécient ». Un argumentaire qui n’a pas convaincu le juge Edward Chen. Uber a décidé de faire appel de cette décision.
Si cet appel échoue, un procès aura lieu, certainement en 2016. Son issue sera déterminée par un jury populaire. En cas de défaite, c’est tout le modèle économique d’Uber qui vacillerait, d’abord en Californie puis potentiellement dans les autres Etats américains. « Si nous gagnons, nous avons l’intention de faire appel du jugement limitant cette affaire au seul Etat de Californie », indique déjà Mme Liss-Riordan.
MODÈLES ÉCONOMIQUES A REPENSER
Pour sa défense, Uber se présente comme une simple plate-forme technologique, mettant uniquement en relation des chauffeurs et des passagers. La société ne jouerait ainsi qu’un rôle d’intermédiaire, rémunéré par le prélèvement d’une commission sur le prix de chaque trajet. « Ce n’est pas parce que vous utilisez une application mobile que vous êtes une entreprise technologique, » rétorque Mme Liss-Riordan.
L’enjeu est immense pour Uber. Si ses chauffeurs américains doivent être salariés, l’entreprise devra leur garantir un salaire minimum, cotiser pour leur retraite et leur couverture santé et les indemniser pour les frais d’essence, d’assurance et de maintenance de leur véhicule. Elle devra alors augmenter ses tarifs et abaisser ses commissions, prédit Arun Sundararajan, professeur à l’université de New York.
Dans la Silicon Valley, cette affaire est surveillée de près. Car son issue devrait se répercuter sur les autres procédures en cours. Elle aurait aussi des conséquences importantes pour toutes les start-up qui, comme Uber, se sont lancées en limitant les embauches. Pour ces dernières, ce sont potentiellement des modèles économiques à repenser. Et des obstacles supplémentaires vers la rentabilité de leurs activités.
LES START-UP PRISES AU PIÈGE
Ces jeunes sociétés se retrouvent désormais prises au piège de leur propre structure. D’un côté, elles ont besoin de la flexibilité et des faibles coûts apportés par les travailleurs indépendants pour se développer. De l’autre côté, elles souhaitent aussi former leurs collaborateurs, leur imposer des règles ou des tenues vestimentaires. Or, la loi américaine n’autorise tout cela que pour les salariés.
Certaines start-up ont ainsi décidé de prendre les devants. Fin juin, Instacart a choisi d’employer ses « personnal shoppers ». Shyp a fait de même pour ses chauffeurs. Et Luxe pour ses voituriers. « Quand nous avons salarié nos collaborateurs, nos coûts se sont envolés, prévient Maren Kate Donovan, fondatrice de Zirtual, sauvé in-extremis de la faillite cet été. Un employé coûte entre 20 % et 30 % de plus qu’un travailleur indépendant ».
Si ces entreprises acceptent de supporter ces coûts supplémentaires, c’est aussi pour éviter que des incertitudes juridiques ne remettent en cause leurs prochaines levées de capitaux. « De nombreux fonds de capital-risque ne veulent pas investir dans une société menacée par un procès, » note Hunter Walk, investisseur chez Homebrew. En juillet, Homejoy, une plate-forme de ménage à domicile, a ainsi fermé ses portes, faute de nouveaux financements.
LEVÉES DE FONDS
Mais ces start-up devront désormais prouver qu’elles peuvent être rentables sans le recours massif aux « travailleurs 1099 ». Or, elles ont levé des dizaines, voire des centaines de millions de dollars, sur la promesse de collaborateurs à bas coûts et extrêmement flexibles. L’an passé, les sociétés de l’économie à la demande ont récolté 8 milliards de dollars (7,1 milliards d’euros), selon le décompte réalisé par le cabinet CB Insights.
Problème : ces levées de fonds se sont effectuées sur la base de valorisations très importantes, souvent au-delà du milliard de dollars (et jusqu’à 50 milliards pour Uber). Avec les coûts supplémentaires liés à l’embauche des anciens travailleurs indépendants, il pourrait désormais être difficile de justifier de tels niveaux. Cela pourrait compliquer encore plus la recherche de nouveaux investisseurs.
Blog Le Monde 03/09/2015