De nouvelles applications pour smartphone sont accusées d’enfreindre les lois de la concurrence en profitant d’un vide juridique. Pourtant, des textes existent et pourraient résoudre les litiges.
Le développement de l’offre de services en ligne est marqué par l’extrême réactivité des acteurs techniques et contrarié par l’idée qu’Internet devrait être gratuit. Pour assurer leur rentabilité autrement que par la publicité, certains prestataires devenus concurrents d’entreprises traditionnelles, sont tentés s’affranchir des contraintes juridiques ou faire une présentation trompeuse de leurs services.
Les exemples les plus récents, tels que booking.com ou UberPop incitent à une inutile inflation législative. A tort, certains déduisent que ce serait développé un vide juridique. Cela relève du mythe. En réalité, le risque est plutôt celui d’un cumul de législations, même nationales . Les textes existants suffisent à résoudre les litiges, en tous cas mieux que ceux votés dans l’urgence (ainsi, la transposition de la Directive 2000-31 sur le Commerce électronique qui se trouve en France rattachée par la LCEN n° 2004-575 du 21 juin 2004 au droit de la Presse ). Il suffit d’appliquer le principe communautaire de « neutralité technologique » qui consiste à retenir les mêmes règles quelle que soit la technologie utilisée, donc sur Internet les mêmes que dans le monde « réel ».
Une bonne qualification de la situation par analogie au monde réel permet ensuite d’appliquer le texte adéquat. C’est la démarche choisie par les tribunaux dans les affaires « avocat.net », qui faisait un usage illicite de la profession d’avocat, ou dans l’affaire « Kelkoo », pour laquelle la Cour de cassation a retenu que le référencement publicitaire de certains prestataires sur le site comparatif faussait le jeu normal de la concurrence. De même, un éditeur de petites annonces immobilières sur Internet avait été injustement condamné pour exercice illégal de la profession d’Agent immobilier. Une analyse par application du principe de neutralité technologique a heureusement pour lui permis de trouver, en appel, l’exacte qualification.
Voir le numérique comme le monde « réel »
De nombreux services d’assistance à la demande du consommateur sont en réalité des sites d’offre de service détournés pour favoriser certains fournisseurs sélectionnés. C’est ainsi le cas de services qui sous couvert de présenter le point de vue des consommateurs sont en réalité alimentés en avis ou en « like » par les professionnels eux-mêmes. De la même manière, les sites comparatifs très prisés par le consommateur sont fréquemment directement financés par les entreprises, et parfois édités par l’une d’entre elles, comme dans le cas des sites comparateurs d’assurances Lesfurets.com et Lelynx.fr, dont les propriétaires, Courtanet et Inspop.com, sont tous deux immatriculée au registre unique des intermédiaires en assurance (code ORIAS).
Comme pour n’importe quelle entreprise du monde réel, une telle présentation qui porte sur une caractéristique essentielle pourrait le cas échéant caractériser une pratique commerciale déloyale, pénalement sanctionnée. Mais les tribunaux, au travers des présentations des parties, ont souvent des difficultés à appréhender la réalité d’une offre.
Service de transport ou service numérique de VTC
C’est le cas du service UberPop qui déroute les pouvoirs publics autant que les tribunaux. Alors que les chauffeurs UberPop sont relaxés à Paris (juin 2015), ils sont condamnés à Bordeaux pour travail dissimulé (juillet 2015) tandis que le statut de salarié leur est reconnu en Californie, ouvrant ainsi une prochaine class action. Une étude a été demandée à la Commission européenne pour déterminer si Uber est un service de transport ou un service numérique de VTC. Il est probable que cette étude tendra à dissocier l’application pour smartphone de l’utilisation qui en est faite. Les différentes utilisations de la même application pour smartphone « en relation des chauffeurs et des personnes ayant besoin de se déplacer » par une double géolocalisation –relèvent en effet de deux modèles économiques différents. L’un (UBER Taxi et UBER X) constitue une offre classique et performante de services de réservation de taxis ou de VTC conduits pas des professionnels. L’autre nous semble faussement présentée comme le point de rencontre de deux demandes de particuliers. Sous cette présentation, le service UberPop serait un service de covoiturage urbain à l’image de blablacar.fr.
En réalité, si la deuxième offre de service est présentée comme émanant d’un particulier disposant d’un véhicule pour un trajet prédéfini (économie de partage), elle nous semble caractériser une offre professionnelle exercée sans droit par des chauffeurs particuliers, mais à l’initiative de la société UBER qui leur impose la destination et détermine leur rémunération. Pour un investissement minime sur l’application, ce soi disant « partage » permet à la société Uber d’espérer à terme capter tout le marché mondial des réservations de proximité par géolocalisation. Une requalification pourrait caractériser à la fois un exercice illégal de la profession règlementée de taxi, un acte de concurrence déloyale et le cas échéant une pratique commerciale déloyale pour le consommateur abusé par l’affirmation d’un partage de frais (en attendant une décision judiciaire définitive, UberPop est suspendu par son éditeur en France, ndlr).
Une application smartphone de mise en contact est a priori licite, alors que son utilisation apparaîtra selon le cas licite (rencontres amoureuses, livraison hors domicile), réglementée (taxi et VTC) ou illicite (prostitution, commerce de drogue)… Le droit de la concurrence, au travers des règles sur l’abus de position dominante, le déséquilibre significatif, les « facilités essentielles » ou les abus de puissance d’achat, permet d’appréhender la « puissance de marché impacté ». Cette observation sur l’économie du réel doit également s’appliquer au monde virtuel.
A chaque application, une loi ?
Dans le monde « réel » la puissance d’achat d’un distributeur est considérée comme « prégnante » lorsque pour les fournisseurs les options de sortie de la négociation commerciale sont limitées et coûteuses. Dans cette situation, la Commission européenne considère que ce déséquilibre caractérise une dépendance économique des fournisseurs vis-à-vis du(es) distributeur(s). Le même raisonnement pourrait être retenu dans les relations entre booking.com (distributeur) et les hôtels (fournisseurs). Une saisine de l’Autorité de la concurrence a permis de corriger certains déséquilibres provoqués par le service bookin.com qui, en associant un service comparatif à des réservations hôtelières, a rapidement pris une position incontournable dans la réservation en ligne. Face aux limites de la décision rendue, le législateur impose désormais aux intermédiaires de réservation hôtelière un contrat préalable de mandat avec l’hôtelier . Mais cette solution ne règle pas la difficulté causée par la cannibalisation par ce site de 15 % de la recette de l’exploitant, et nécessitera une loi spéciale chaque fois qu’une application smartphone se rendra indispensable dans un autre secteur d’activité.
L’évolution technologique d’Internet, par l’utilisation des smartphones, des objets connectés et de robots donnera vraisemblablement encore plus de raisons aux directions juridiques et à leurs conseils de s’intéresser au principe de neutralité technologique. Ce sera d’ailleurs le seul moyen dont disposeront les tribunaux et le législateur pour accompagner le progrès sans se laisser dépasser.
Gilles Buis est membre du Cercle Montesquieu, avocat et ancien directeur juridique.
Les Echos 08-09/2015