Une étude menée dans les quartiers prioritaires apporte quelques éléments pour mieux appréhender l’ampleur de ce rejet, et en comprendre les raisons.
Ce fut comme un effet gueule de bois. Après les attentats de Charlie Hebdo et la grande manifestation de soutien du 11 janvier, de nombreux témoignages de professeurs et d’élèves avaient fait état de réactions de rejet des élèves dans les quartiers populaires et d’«incidents» pendant la minute de silence, allumant une polémique sur l’enseignement de la citoyenneté et du vivre-ensemble à l’école. Difficile, cependant, sans chiffres, de se faire une idée précise du nombre d’élèves en opposition aux journalistes de Charlie Hebdo. Une étude de l’Afev («Volontariat d’étudiants bénévoles qui agissent contre les inégalités dans les quartiers populaires») menée dans les quartiers prioritaires apporte désormais quelques éléments pour mieux appréhender l’ampleur de ce rejet, et pour en comprendre les raisons.
Quelques 653 collégiens ont été interrogés entre mai et juin 2015 sur la «citoyenneté». Une question portait sur leur ressenti après le 7 janvier:
«Après les évènements Charlie, tu t’es senti(e)…»:
- «en colère contre les terroristes»
- «triste»
- «indifférent»
- «en colère contre les caricaturistes»
- «autre»
Près de 13% ont répondu qu’ils se sentaient «en colère contre les caricaturistes». 17% ont déclaré qu’ils se sont sentis «indifférents»; 29% «tristes» et 34% «en colère contre les terroristes».
En tout donc, 30% de collégiens «manifestent une certaine distance avec les enjeux citoyens liés à ces évènements» (les 13% et les 17%), relève l’étude, et leur positionnement «reste questionnant».
Un chiffre plus important que celui des «incidents»
Ces chiffres permettent de dissiper un certain flou qui avait surgi dans les jours suivant les attentats sur la proportion de jeunes pas vraiment emballés par le slogan «Je suis Charlie». Une première chose est à noter: cette proportion reste «minoritaire» lorsqu’elle est rapportée à l’ensemble des collégiens français, mais elle est plus importante que les chiffres sur les «incidents» mis en avant par l’Education nationale, lors de la journée du 8 janvier en hommage aux victimes de l’attentat contre Charlie Hebdo, où une minute de silence avait été imposée aux établissements. Les rectorats avaient fait état de problèmes dans 200 établissements sur les 64.000 que l’on compte sur tout le territoire, soit moins de 0,3%. Pour le ministère de l’Education, en dépit de ces quelques incidents, les choses s’étaient donc «globalement bien passées». Le Premier ministre Manuel Valls avait fustigé l’attitude de certains élèves qui avaient perturbé la minute de silence mais jugé ces phénomènes «très minoritaires».
Dans la foulée de ces chiffres donnés le 12 janvier, de nombreux médias avaient cependant fait remonter la parole de professeurs, inquiets par les contestations auxquelles ils faisaient face, et d’élèves, dont beaucoup exprimaient vis-à-vis des journalistes assassinés de Charlie Hebdo un sentiment partagé, voire une forme de satisfaction devant la tuerie. «Ils l’ont bien cherché. On récolte ce que l’on sème à force de provoquer», expliquait un élève au Figaro. «Moi, la minute de silence, je ne voulais pas trop la faire, je ne trouvais pas juste de leur rendre un hommage car ils ont insulté l’islam, et les autres religions aussi», commentait par exemple Marie-Hélène, 17 ans, dans Le Monde. «Des réactions « minoritaires », mais loin d’être « isolées »», affirmait le journal, avec à l’appui des dizaines de témoignages.
Un rapport remis en juillet par le sénateur Jacques Grosperrin a par ailleurs estimé que le chiffre des 200 incidents était «sous-évalué» et que «la réalité (était) très supérieure au chiffre initialement communiqué par le ministère», mais «insuffisamment quantifiée».
«Contexte de l’adolescence»
Cette étude confirme et relativise à la fois les inquiétudes soulevées par les professeurs et le rapport sénatorial, en apportant des éléments concrets. D’une part la proportion d’élèves qui ne se sentent pas concernés par l’élan de solidarité soulevé par les attentats est plus importante que ne le laissent apparaître les chiffres des incidents. Il n’y a pas 0,3% d’élèves qui ne sont «pas Charlie» ou entretiennent une certaine indifférence vis à vis des attentats mais a minima 6%, selon cette étude (puisque 20% des élèves français sont scolarisés dans l’éducation prioritaire, selon Le Monde, 30% de ces 20% donne a minima 6% d’élèves qui ont une position ambiguë ou distante vis-à-vis des évènements de janvier).
Par ailleurs ces chiffres de 13% de collégiens «en colère contre les caricaturistes» et de 17% de collégiens «indifférents» rendent aussi justice au sentiment des professeurs des quartiers prioritaires qui avaient été nombreux à exprimer leurs inquiétudes quant à l’attitude d’une frange minoritaire mais non ultra-minoritaire de leurs élèves.
Toutefois, il ne faut pas surinterpréter ces résultats, en raison de cette période très particulière que constitue l’adolescence. «On sait qu’il y a dans les banlieues une culture en train d’émerger en opposition avec la société française. Mais il faut mettre cela dans le contexte de l’adolescence où les gens se cherchent, sont en opposition», estime François Portzer, le président du SNALC, un syndicat classé à droite.
Une école trop verticale
Surtout, ces chiffres sont révélateurs sur ce qu’ils disent de l’école elle-même. Si les élèves expriment ce rejet, c’est peut-être parce qu’ils n’ont pas pu le formuler librement en classe:
«Les collégiens ne voient pas le collège comme un endroit où ils peuvent construire leur regard. C’est une citoyenneté abstraite, un espace où ils n’ont pas le sentiment d’avoir le droit à a parole. Il y a certes beaucoup d’expérimentations intéressantes mais il existe aussi une trame dominante où un sachant transmet un savoir à un récepteur passif. Les professeurs discutent avec leurs élèves mais pas autant par exemple qu’un enseignant québecquois ne le ferait», avance Regis Cortesero, chargé d’études et de recherche à l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (INJEP), qui estime que les réponses à la question sur Charlie Hebdo sont aussi le fruit de ce «statut de subordination» assigné à l’élève.
Ce sentiment d’une école «verticale» se retrouve exprimé dans d’autres réponses au questionnaire de l’Afev. A la question «Si tu pouvais changer une chose au collège, que changerais-tu?», les élèves répondent prioritairement «la relation aux adultes, à l’autorité» (22%, devant par exemple «les locaux, le matériel, l’environnement», 20%, et la «cantine, l’organisation du collège», 18%). Par ailleurs, seulement 51% des collégiens estiment pouvoir «facilement exprimer» leurs idées et dire «ce qu’ils pensent» lorsqu’ils sont au sein de l’établissement (contre 90% dans la famille ou avec leurs copains/copines). «Il existe un sentiment très fort chez les élèves français de ne pas être intégré à l’école», rappelle Pierre Périer, sociologue de l’éducation à l’Université de Haute-Bretagne. Un sentiment qui a pu jouer dans le rejet opéré par une partie des élèves, même s’il est difficile d’intérpéter ces résultats puisque, rappelle-t-il, «aucune enquête sérieuse n’a été produite» sur la question de la façon dont les professeurs ont géré dans les classes l’après-charlie.
Sur Slate, dans un article publié peu après les évènements qui ont causé la mort de douze personnes dont huit employés du journal satirique, Louise Tourret, spécialiste d’éducation, mentionnait aussi d’autres causes, comme le manque de formation des enseignants, qui ne sont «pas bien, voire pas du tout préparés» à être confrontés à des gens qui ne viennent pas du même milieu qu’eux. Ce n’est pas faute, donc, de parler de citoyenneté –74% des élèves déclarent d’ailleurs avoir déjà entendu parler de citoyenneté de la part d’u ou plusieurs de leurs professeurs selon l’étude – mais c’est plutôt d’en parler d’une manière qui ne parvient pas vraiment à atteindre les élèves, à cause de ce fossé.
Angle mort
Plus largement, ces chiffres interrogent aussi sur la capacité, par delà l’école, de notre société tout entière à inclure des opinions divergentes, notamment en matière religieuse.
«Ni la nation ni l’éducation n’a su donner de réponse satisfaisante après Charlie. Il y a eu une union sacrée mais elle a produit ses propres exclus, et sa capacité à inclure est questionnée par ces manifestations de résistance. Nous n’avons pas su ménager une place à ceux qui avaient vis à vis des caricatures un sentiment de dégoût au moins aussi grand que celui vis à vis des attentats. L’élan autour de Charlie était beau mais avait un angle mort, en empêchant certains de faire cohabiter en eux-mêmes des sensibilités multiples».
Finalement cette exclusion de quelques-uns du champs des opinions «acceptables» n’est que le reflet –et la conséquence– d’une exclusion spatiale qui dure depuis des années. «On a laissé des collèges ghettos se constituer. Pour protéger l’entre soi qui arrange tout le monde», dénonçait dans l’article de Louise Tourret un professeur d’Histoire-Géographie. Pas étonnant que nombre d’élèves, qui voient le fardeau qui pèse au quotidien sur leur leur famille et constatent que leur avenir ne s’annonce pas tellement mieux, ne soient pas très partants pour célébrer la grand messe «Charlie».