La bataille du travail carcéral

Plus de 20.000 détenus travaillent depuis les prisons. Ils gagnent de 2 à 4 euros par heure et n’ont quasiment aucun droit social. Les juristes et les sociologues dénoncent un déni de droits et exigent une loi. Le Conseil constitutionnel se prononcera vendredi.

Ils sont en blouse de travail et s’activent en ligne sous l’oeil de contremaîtres. Ils cousent du linge, coupent du bois, soudent des métaux, mettent des prospectus sous pli. D’autres s’affairent en cuisine, balaient les couloirs. Ils gagnent de 2 à 4 euros par heure, parfois moins. Ils n’ont pas de contrat, pas d’assurance-chômage, pas de congés payés. Pas de médecine du travail, pas d’allocations en cas d’accident, pas le droit de se syndiquer ni de faire grève. Ils peuvent travailler le week-end, comme voir l’activité s’arrêter net. Nous ne sommes pas en Asie, en Europe de l’Est ou en Afrique. Mais en France. A Paris, Rennes, Melun, Châteauroux… Plus précisément en prison, où, en matière d’emploi aussi, l’univers carcéral répond à ses propres règles, dictées non par le Code du travail mais par l’administration pénitentiaire. Dernière réforme en date, la loi pénitentiaire de Rachida Dati en 2009 s’est contentée de fixer un salaire minimum allant selon les postes de 20 à 45 % du SMIC horaire (de 1,92 à 4,32 euros) et de créer un « acte d’engagement » entre le détenu et la prison. Il décrit le poste et les horaires mais n’apporte pas de droits réels, laissant les coudées franches aux directions des établissements.

Si le travail n’est plus obligatoire en prison depuis 1987, quelque 21.000 détenus, selon l’administration pénitentiaire, y exercent volontairement une activité, soit un petit tiers du total. Ramené en équivalent temps plein, ce total redescend à 16.500. Environ 8.400 sont « classés » au « service général » de l’établissement : ménage, cuisine, courrier, coiffure… Un peu plus de 7.000 autres sont « opérateurs » dans des ateliers installés dans la prison par des entreprises « concessionnaires », liées à l’établissement. Ce sont souvent des PME et TPE des environs, mais aussi, via leurs sous-traitants, des grands groupes comme Sodexo ou L’Oréal qui leur confient des tâches basiques : on emballe, on manutentionne, on assemble.

Ces dernières années ont aussi vu apparaître des centres d’appels (Webhelp, MKT Societal) à Bapaume, à Rennes ou à la prison pour femmes de Versailles. Un millier de détenus travaillent enfin dans les ateliers installés par la Régie de production de l’administration pénitentiaire (Riep). Elle fabrique souvent du mobilier pour les collectivités, les bureaux et les prisons, mais son offre s’est diversifiée. A Melun et Toul, les détenus gèrent une imprimerie. A Rennes, Arles et Saint-Martin-de-Ré, ils confectionnent des uniformes ou des sacs mortuaires. A Nantes et Poissy, ils scannent les archives de l’INA. C’est à la « régie » qu’on trouve les emplois les plus qualifiés et qualifiants.

Selon leur temps de travail, les détenus gagnent de 200 à 500 euros par mois. La loi de 2009 impose de les payer à l’heure, mais l’ancien système de rémunération à la pièce subsiste largement. Avec pour effet de ramener parfois le salaire sous le seuil légal. « Mais cela permet de fixer une cadence et de faire travailler aussi des détenus très peu productifs », se défend un dirigeant de prison. Le salaire est en outre amputé de 10 % pour indemniser les parties civiles et de 10 % pour alimenter le pécule de sortie du détenu.

Contraintes sécuritaires et freins structurels

Le sort de ces travailleurs de l’ombre et à l’ombre est au coeur d’une bataille qui connaîtra un tournant décisif ce vendredi. Le Conseil constitutionnel, saisi par un détenu et l’Observatoire international des prisons (OIP), doit se prononcer sur la constitutionnalité du travail carcéral en l’état. Déjà saisi en 2013 sur l’absence de contrat de travail, il avait rejeté la QPC (question prioritaire de constitutionnalité). Mais l’OIP a bon espoir d’aboutir cette fois-ci, en attaquant sous l’angle de l’« incompétence négative » : « En matière de travail, c’est le législateur qui est seul compétent pour définir les conditions d’exercice des droits sociaux fondamentaux, pas le pouvoir réglementaire. Nous plaidons qu’il ne peut pas se défausser sur l’administration pénitentiaire et doit bâtir un vrai cadre juridique », y explique Nicolas Ferran, le responsable du pôle contentieux.

La démarche est soutenue par plus de 300 universitaires, essentiellement juristes et sociologues. La semaine dernière, ils ont signé une pétition appelant à « sonner le glas d’un régime juridique aussi incertain qu’attentatoire aux droits sociaux fondamentaux des personnes incarcérées ». Ils pressent l’Etat de bâtir un « statut juridique » du travail carcéral, indispensable pour qu’il soit source de « dignité » et de « réinsertion ». La pression vient aussi du Contrôleur général des lieux de privation de libertés, qui dénonçait déjà en 2013 « un dispositif qui s’apparente davantage aux conditions de travail du premier âge industriel qu’à celles de la France de ce jour ». « Nous sommes dans une zone de non-droit qu’il est choquant de voir le gouvernement adouber, martèle la contrôleure générale, la magistrate Adeline Hazan. Le législateur doit leur reconnaître un certain nombre de droits, par exemple sur la durée du travail ou la protection sociale. Le Code du travail ne peut à l’évidence pas s’appliquer totalement au sein des établissements, mais les restrictions doivent être strictement justifiées pour que l’équilibre entre impératifs de sécurité et droits fondamentaux soit respecté. »

Jusqu’ici, l’exécutif s’y est refusé. En 2013, la garde des Sceaux, Christiane Taubira, s’est dite satisfaite de la décision du Conseil constitutionnel, qui a su « prendre en compte les spécificités du travail en milieu pénitentiaire ». Selon elle, « l’acte d’engagement » a déjà « marqué un progrès considérable dans la reconnaissance des droits des détenus ». L’inertie actuelle, dénoncée par les observateurs comme une politique de l’autruche, est aussi le fruit d’une autre réalité du travail carcéral : l’offre manque cruellement. Les postes au service général sont par définition limités et « on a beaucoup de mal à trouver des entreprises concessionnaires », explique Julien Morel d’Arleux, sous-directeur du Service de l’emploi pénitentiaire (SEP).

Elise Theveny, directrice adjointe de la maison centrale de Poissy, peut en témoigner : la crise économique se ressent aussi en prison. L’an passé, ses ateliers officiaient pour cinq entreprises. Depuis, deux ont déposé le bilan. « Heureusement », elle a conservé les autres et des détenus travaillent, 24 heures par semaine, à assembler des pièces automobiles, à restaurer des lustres pour un antiquaire du marché des puces de Saint-Ouen ou à fabriquer des « piñatas » pour un magasin de jouets parisien. Et la directrice adjointe de prévenir : « Evidemment, ce serait mieux pour les détenus de gagner plus. Mais il ne faut pas se leurrer : si on augmente le coût du travail, on perdra les entreprises. La seule chose qui fait qu’il y ait du travail en prison, c’est l’attrait financier. » Idem pour les congés payés ou les droits au chômage, qui risquent de « jouer au final contre l’intérêt des détenus, qui est de travailler ».

Certes, sur le papier, s’offrir une main-d’oeuvre à très bas coût et à portée de main est tentant. Mais la réalité du terrain s’avère très complexe, avec une interminable liste de freins structurels. Les contraintes sécuritaires (« l’histoire est pleine d’évasion depuis les ateliers », rappelle le SEP) et le rythme de la vie carcérale : livrer et retirer la marchandise est laborieux, les horaires de travail restreints n’aident pas à gérer des commandes massives ou urgentes. La sous-qualification réduit le champ des possibles : un détenu sur quatre est illettré ou quasi, les trois quarts ont un niveau CAP ou inférieur. Dans les centres pour peines courtes, le turnover ne laisse pas le temps de les former. L’architecture pèse aussi : nombre de vieilles prisons ne disposent ni de la place ni des budgets pour installer ou agrandir des ateliers. Sans oublier les difficultés d’encadrement : il revient aux entreprises de fournir un contremaître organisant le travail, mais « elles estiment souvent que c’est trop compliqué et que ce n’est pas leur métier », constate le SEP. Certaines ne le font donc pas, poussant la prison à se débrouiller en mordant sur la loi.

De fait, il est difficile pour les prisons de se priver d’un client tant « le travail, s’il pèse peu économiquement, y constitue un élément important de maintien de l’ordre », explique le sociologue Fabrice Guilbaud, spécialiste de l’univers carcéral. Le rapport de force est tel qu’un groupement d’employeurs vient de proposer à la prison de Poissy de confier des tâches aux détenus… mais sans les payer, au motif qu’« ils sont déjà nourris et blanchis. » La concurrence joue en outre à plein avec les ateliers pour personnes handicapées (Esat) et les structures d’insertion par l’activité économique (IAE), qui proposent elles aussi un faible coût du travail grâce aux subventions de l’Etat. Enfin, comme le note le Contrôleur général dans son rapport d’activité 2011, « la question de l’image commerciale n’est pas mineure […]. Certains donneurs d’ordre potentiels ne veulent pas la voir associée à la délinquance et à l’exploitation de main-d’oeuvre sous-payée. » Les entreprises clientes exigent ainsi souvent des prisons que leur nom reste tu.

Vers de nouvelles coopérations

La demande est pourtant forte chez les détenus. Pour tuer l’ennui, aider leur famille à l’extérieur et « cantiner » en s’offrant la télévision en cellule, des minutes de téléphone, du tabac… Pour, aussi, soigner leur dossier : travailler augmente les chances de bénéficier de réductions de peine. « Ils ont un rapport très ambivalent au travail. Ils s’estiment « exploités » et se décrivent en « esclaves modernes » mais affirment en même temps que travailler est « important » pour améliorer le quotidien et retrouver de la dignité. Ce ne sont pas tant les bas salaires qui les choquent que l’absence de droits sociaux », témoigne le sociologue Fabrice Guilbaud.

Victime d’une implacable réalité économique, complexe juridiquement et objet de lourds débats moraux, le travail carcéral n’en finit plus de naviguer à vue. S’il remplit un vrai rôle au sein de la prison et a le mérite d’initier à un environnement de travail des détenus n’en ayant parfois jamais connu, il est loin d’atteindre les objectifs de formation et de réinsertion qui lui sont alloués sur le papier. Quelques efforts sont en branle pour allonger les plages de travail et renforcer la formation mais ils sont épars et se heurtent aux contraintes budgétaires de rigueur en France. Les mêmes qui empêchent la commande publique de passer à la vitesse supérieure, seule solution pour doper vite l’offre de postes.

La loi de 2009 prévoit de bâtir des coopérations avec les structures de l’IAE, dotées d’un vrai savoir-faire sur les publics difficiles. « L’idée est de les prendre en charge dès la détention plutôt qu’à la sortie », explique la FNARS, fédération qui regroupe 870 associations de solidarité. Mais le dossier a beaucoup patiné, achoppant sur le refus de la pénitentiaire d’augmenter les salaires. L’expérimentation devrait enfin être lancée en 2016… dans sept établissements pour un total d’à peine 70 détenus. Les autres devront s’armer de patience. Comme toujours en prison.