Dans les espaces collaboratifs, « on sort du travail souffrance » (sociologue)

 

Le sociologue Michel Lallement s’est immergé pendant six mois dans un « hackerspace » à San Francisco, une expérience relatée dans « L’âge du faire » (Seuil). Il scrute actuellement les déclinaisons françaises de ces espaces de travail collaboratifs dédiés au « bidouillage ».

QUESTION: Comment travaillent les gens à Noisebridge, un « hackerspace » de San Francisco’

REPONSE: Il n’y a pas d’équivalent français. C’est un endroit ouvert, où n’importe qui peut aller pour bricoler seul ou collectivement, inventer. Et où la place du numérique est très forte: au départ, ce sont des lieux où on fait du codage informatique.

Dans un grand loft de 500 m2 à l’esprit « garage« , se dessinent des espaces distincts: un lieu central autour de l’imprimante 3D, mais aussi un atelier avec des marteaux, des vis et des tenailles, un autre avec des machines à coudre ou encore un coin où on peut cuisiner.

Le matin, on trouve essentiellement des coworkers, des webdesigners qui viennent profiter du wifi gratuit. Le reste du temps, on croise aussi bien des ingénieurs de chez Google qui viennent faire du codage que des travailleurs pauvres qui tentent de construire leur propre job. Il y a beaucoup de brassage social, bien plus que dans les hackerspace et « fab labs » (espaces de travail collaboratifs où sont mis à disposition des outils, ndlr) français.

C’est aussi un endroit imprégné d’une idéologie alternative et libertaire, héritée notamment des premiers pirates informatiques des années 1980: gratuité, rejet de l’organisation bureaucratique.

Q: Le phénomène a fait tâche d’huile, notamment en France. Comment cela se traduit-il’

R: Il y avait sept hackerspaces à San Francisco en 2012. Trois ans plus tard, on en recense 50. On observe aujourd’hui deux grands pôles: les Etats-Unis et l’Europe, où l’Allemagne fait figure de fer de lance. Mais c’est un mouvement mondial, qui prend assez fortement en Afrique, où l' »esprit débrouille » est très ancré, mais aussi en Chine.

En France, il y a au moins 200 espaces de ce type, hackerspaces et fab labs confondus – la différence est d’ailleurs souvent assez floue. Toutes les grandes villes ont leur fab lab, et on en voit même en zone rurale, où ils permettent de tisser du lien social.

En France, contrairement aux Etats-Unis où ces types de lieux sont profondément indépendants – financement grâce aux cotisations et aux produits dérivés notamment – des alliances avec les pouvoirs publics se nouent, avec des subventions importantes.

La notion de contre-culture est aussi moins forte.

Q: Lame de fond ou effet de mode’

R: Hackerspaces, fab labs, coworking: on assiste indéniablement à l’émergence d’un phénomène complètement nouveau, celui des « tiers lieux« .

Depuis trois décennies, nous avons vécu l’abandon des formes de travail type taylorien et assisté au développement de nouveaux modes de management, avec une pression de plus en plus forte, qui a abouti à l’apparition de nouveaux maux (burnout…).

Dans ces nouveaux lieux, on réinvente un collectif de travail différent du collectif de l’entreprise. Une nouvelle façon de faire communauté, d’être ensemble. On redécouvre le plaisir de travailler, de « faire » (on parle de « makers« ) et on sort du paradigme du « travail souffrance« .

In fine, c’est d’ailleurs fou de voir à quel point certains fab lab ou hackerspaces peuvent ressembler à une petite PME ou PMI.

De là à parler de 3e révolution industrielle… Restons prudents. Mais il y a de vraies promesses et c’est, incontestablement, un phénomène qui fait tâche d’huile.

(Propos recueillis par Sarah BRETHES)

L’Express 24/09/2015