Sur de grands panneaux, Adidas appelle à «créer le chaos» et «imposer ses règles». À l’heure où l’enseignement moral et civique est plébiscité par tous les acteurs de l’Éducation nationale, les grandes entreprises ne devraient-elles pas faire plus attention au message qu’elles diffusent auprès des plus jeunes?
À la rentrée scolaire 2015, tous les médias ont entonné le même refrain: l’enseignement de la morale à l’école était la décision la plus marquante de Najat Vallaud-Belkacem et de ses équipes. À la suite d’une vaste consultation nationale et de la publication d’un rapport en 2013, ainsi que des résolutions prises après les attentats de janvier 2015 et des difficultés rencontrées parfois pour faire respecter la minute de silence, le ministère a publié de nouveaux programmes pour un «enseignement moral et civique» doté d’une heure hebdomadaire du CP à la Terminale. Au cœur de ses objectifs, la transmission des valeurs fondamentales des sociétés contemporaines: «Dignité de la personne, liberté, égalité, fraternité, solidarité, refus des discriminations, respect…»
Des débats se sont ouverts sur différents médias pour savoir si la morale peut s’enseigner, si elle ne doit pas plutôt se vivre, ou si elle ne comporte pas un message caché visant à lutter contre les «ennemis de l’intérieur» encourant le risque de perpétuer des discriminations au lieu de chercher à les défaire. D’autres soulignaient l’urgence de tempérer l’individualisme relativiste qui détourne du partage d’une morale commune. Mais le rapport de 2013 avait constaté une demande forte des enseignants, des éducateurs et des parents pour revaloriser cet enseignement.
Autonomie et empathie
Les grands principes structurant ce programme sont assez équilibrés et difficiles à critiquer: les auteurs sont conscients de la nécessité de faire passer un tel enseignement par des pratiques pédagogiques adaptées et de l’articuler à la formation de l’esprit critique et à l’initiation au débat. Ils posent le principe d’un enseignement à quatre dimensions: une prise en compte de la sensibilité et des émotions, l’apprentissage du droit et de la règle, une dimension cognitive visant à la formation du jugement personnel par l’argumentation, enfin une dimension d’engagement.
Deux notions au cœur du programme ont retenu notre attention. La première: l’autonomie, dont l’école doit favoriser l’acquisition. Le glossaire de l’Éducation nationale rappelle que le concept «ne signifie pas “faire sa loi” mais reconnaître et vouloir ce qui peut effectivement prétendre au statut de loi, c’est-à-dire ce qui peut effectivement être voulu par tous sans contradiction», introduisant le principe kantien de l’universalité de la règle à l’intérieur même du processus d’autonomisation. La seconde notion est l’empathie, qui selon le même glossaire, «exige une forme de décentration de sa propre personne, essentielle dans la régulation des relations interindividuelles».
«Sème le désordre», «gagne tout», «impose tes règles»
Au même moment, sur les murs de la plus grande gare d’Europe, étaient placardés trois slogans: «Sème le désordre», «Gagne tout», «Impose tes règles» illustrés par les figures de trois footballeurs renommés. Les trois s’éclairent les uns les autres, et leur ordre est important. Il s’agit d’une stratégie de réussite individuelle: elle passe d’abord par le «chaos» –«Crée le chaos» recommande le site d’Adidas avec un autre slogan–, puis vient la victoire, écrasante, qui ne laisse aucun interlocuteur en mesure de dialoguer, voire d’échanger fut-ce un ballon. Enfin, le gagnant peut rafler la mise et imposer la transformation des règles du jeu, sans voir l’ombre d’un arbitre auquel il faudrait rendre des comptes.
Le 3 septembre, un courrier était adressé au président de la SNCF par Enjeu e-medias, un collectif qui rassemble des associations attachées à l’école et à l’éducation populaire (les CEMEA, La Ligue de l’enseignement, les Francas), manifestant son émotion face à la diffusion de messages aussi peu respectueux du vivre ensemble. Les trois panneaux de la gare du Nord ont été retirés dans la nuit. Une journaliste du Figaro a pu le constater. La campagne d’Adidas se poursuit néanmoins dans le métro et dans les gares avec des affiches qui reprennent un des slogans de la campagne, «Deviens le maître du jeu», «Crée le chaos», «Impose tes règles». Sans avoir la force de frappe que pouvait avoir l’alliance des trois slogans, ils n’en disséminent pas moins une morale prédatrice.
Une augmentation des violences sur le terrain
Le message de l’école se retrouve affaibli voire discrédité par une campagne publicitaire d’une telle ampleur dans les espaces publics. Elle est chargée en effet à la fois de transmettre aux jeunes une «culture morale et civique» mais aussi de les initier au sport, de leur apprendre à réguler leurs violences. Le sport en tant que pratique ou en tant qu’imaginaire n’est pas une zone hors-société où toutes les pulsions meurtrières pourraient se défouler impunément, même si de nombreux observateurs constatent une augmentation des violences sur les terrains professionnels.
Adidas, numéro deux de la vente des articles de sport dans le monde, a choisi de réorienter ses campagnes sur l’agressivité. Sa précédente campagne, en mars 2015 mettait déjà en scène Lionel Messi avec le slogan «There will be haters», utilisant l’ingrédient de la haine comme forme extrême de la jalousie et argument d’achat. Pour Adidas, l’enjeu de la bataille est celui du marché des articles de sport, en tant que challenger de Nike, l’acteur dominant. Si Nike joue sur des valeurs d’accomplissement de soi («Just do it»), le positionnement différencié d’Adidas (#bethedifference est sa signature) le conduit à choisir une stratégie de communication qui revendique la virilité et l’agressivité.
«Le cannibale de l’Ajax»
Le choix des joueurs qui portent la campagne actuelle est significatif: Lionel Messi et Luis Suarez font partie des meilleurs joueurs européens. Le premier a une réputation plutôt humaniste, puisqu’il est ambassadeur de l’Unicef. On peut toutefois légitimement se demander pourquoi l’organisme accepte qu’un de ses porte-voix incite à «créer le chaos» dans les cours de récréation. Luis Suarez est, en revanche, un joueur particulièrement controversé, connu notamment pour avoir mordu à plusieurs reprises ses adversaires sur le terrain, ce qui lui avait valu en 2010 le surnom du «cannibale de l’Ajax». Il passe aussi pour un simulateur et a déjà été suspendu pendant neuf mois pour des insultes racistes. Pour nuancer le tableau, rappelons ici que le slogan «Just do it» aurait été inspiré à l’agence créative par les derniers mots d’un meurtrier –«Let’s do it»– il y a près de trente ans, dans un contexte de guerre commerciale entre Nike et Reebok.
Certains s’interrogent sur le risque que l’enseignement de la morale à l’école ne stigmatise des «ennemis de l’intérieur», pour qui la bataille de la laïcité est perçue comme un refus de voir dans une revendication religieuse une volonté d’être reconnu dans sa différence. Il s’agit d’une question pédagogique délicate, qui suppose réflexion, compétence et formation des enseignants pour éviter un tel risque. Mais il serait temps de s’interroger sur d’autres «ennemis de l’intérieur» qui pour vendre des articles de sport (dans notre cas particulier) sont prêts à surfer sur des valeurs de transgression, à souffler sur les braises de l’agressivité et de la haine dans un contexte de crise sociale multiple. Ce faisant, ils sapent les valeurs d’autonomie et d’empathie sur lesquelles repose la morale républicaine aussi bien que celles du fair-play et du respect des règles et des adversaires propres au sport olympique.
La marque Adidas s’adresse particulièrement à la cible des jeunes à travers des icônes, rappeurs ou footballeurs qui s’inscrivent au cœur de la culture commune des jeunes. Le choix de son orientation stratégique interroge sur le sens des responsabilités de l’entreprise en tant qu’acteur du sport. Certes l’entreprise n’est pas un éducateur au sens strict, et n’a pas à endosser la responsabilité de l’école, mais est-il acceptable pour autant qu’elle en sape délibérément le travail? N’a-t-elle pas à se préoccuper de contrer les dérives du monde du sport, au lieu de les valoriser commercialement? N’est-elle pas engagée comme toute entreprise dans une politique de «responsabilité sociétale»? À ce titre que fait-elle de sa responsabilité vis-à-vis des jeunes? Et que faisons-nous à laisser les jeunes dans ce grand écart moral et culturel?
Slate 05/10/2015