L’économiste dans la cité

A l’occasion des Journées de l’économie qui s’ouvrent à Lyon le 13 octobre,  » Le Monde  » a demandé à sept économistes de tracer des perspectives d’action face à trois enjeux d’avenir : le climat, la mondialisation, et l’évolution du capitalisme

Les Journées de l’économie de Lyon ont pour ambition de toucher un large public et de développer le dialogue avec le monde des économistes. Le succès de la formule nous interroge sur le rôle des économistes dans la cité et sur la -légitimité de leur intervention.

Pourquoi écouter les économistes ? N’ont-ils pas été incapables de prévoir la crise de 2008 ? Il est vrai que la lucidité de la profession a été limitée, et c’est un euphémisme. Les avertissements sur les crises récurrentes, voire la crise finale du capitalisme, de la part de certains fidèles de la tradition marxiste étaient de moins en moins fréquents et de moins en moins convaincus. Maurice Allais et Nouriel Roubini avaient mis en garde contre les dérèglements du système financier mais, réputation de Cassandre oblige, ils étaient peu écoutés. Peu suspecté de pessimisme systématique, l’économiste indien Raghuram Rajan fera pourtant, en  2007, un constat prémonitoire qui lui vaudra d’être vivement rabroué.

Paradoxalement, cette cécité sur la crise n’a pas discrédité les économistes mais a, semble-t-il, renforcé l’intérêt pour leurs analyses. Serait-ce avec juste raison ? Parce que, en dépit de ses défaillances, le savoir économique serait utile, voire essentiel ?

Ce savoir provient d’une histoire complexe. La naissance de la discipline est en général associée à l’œuvre de l’économiste écossais Adam Smith à la fin du XVIIIe  siècle. Sa montée en régime se fait au XIXe  siècle dans le -cadre de débats tumultueux, nourris par des personnalités aussi diverses que David -Ricardo, Karl Marx, Léon Walras ou Vilfredo Pareto. Ces débats se poursuivront au XXe  siècle, où la vision d’Alfred Marshall, un temps dominante dans le monde anglo-saxon, sera remise en question par la crise de 1929.

En dépit de la variété de son inspiration, le savoir économique a une forte identité dans le monde des sciences sociales. Son image contemporaine fait écho au succès d’une -innovation méthodologique, portée par la Société d’économétrie, créée en  1930. Cette société savante a promu l’usage des mathématiques, associant théorisation à modélisation, et investigations empiriques à statistiques. Ce modèle de travail, très minoritaire à l’origine, même s’il a eu l’appui de personnalités aussi différentes que John Maynard Keynes et Joseph Schumpeter, est devenu, à partir du milieu des années 1980, dominant dans le monde voire hégémonique. Et ce, même s’il est en régression depuis le début des années 2000.

L’histoire marque donc fortement la personnalité de la discipline, sans en faire pour autant un espace intellectuel homogène. Aujourd’hui continuent à cœxister sensibilités intellectuelles politiques et options épistémologiques différentes. Et aux marges des unes et des autres, les frontières -entre orthodoxie et hétérodoxies sont floues.

Que dire sur l’état du savoir ?

La mathématisation s’est faite, pour le meilleur, en créant un large espace de laïcité intellectuelle grâce à un outil neutre et puissant, et, pour le moins bon, en risquant de rendre le savoir moins accessible à l’extérieur, plus balkanisé à l’intérieur.

Au cours de son développement, le savoir économique s’est en effet peu à peu parcellisé. Il y a une économie du travail, une économie industrielle, une macroéconomie… et l’expertise passe par la spécialisation. La conquête de nouveaux domaines et une logique perverse de compétition hyperspécialisée ont, dans un passé récent, fait monter le niveau du risque de balkanisation. Certains ont d’ailleurs vu la cécité sur la crise comme l’effet d’un émiettement du savoir sur le monde de la finance.

De fait, cette cécité représentait aussi et plutôt l’effet de la  » vague libérale « . Le tsunami qui a suivi la chute du mur de Berlin a aussi touché le monde savant, occultant, jusqu’à ce que la crise les remettre à l’ordre du jour, les points de vue critiques sur le marché.

Le dernier, mais non le moindre, des obstacles à la légitimité des sciences économiques est constitué des limites objectives de notre savoir sur la société. Elles sont évidentes dans les temps courts, comme celui des bulles, comme dans le temps long, celui de la mondialisation. Reconnaître ses vraies limites ne conduit pas à nier une forte accumulation de savoir, un savoir indispensable pour apporter plus de lucidité à la marche de nos sociétés.

Les économistes peuvent donc éclairer le débat public. Et non seulement ils le peuvent, mais ils le doivent. La recette d’une bonne communication n’est pas pour autant aisée. Parce que les spécialistes ont des talents différents pour communiquer et parce que les plus agiles ou les plus prévisibles – les économistes médiatiques – sont rarement les plus fiables.

Il faut ensuite, sur chaque sujet, trouver un double équilibre, celui des regards spécialisés et celui des sensibilités intellectuelles et politiques. Il faut éviter de donner au public le sentiment qu’il y a une vérité économique universelle qui imposerait sa conclusion. Ce n’est pas le cas : sur beaucoup de grands sujets, comme l’euro, la mondialisation, la dette, les inégalités, il n’y a pas de consensus entre économistes. Mais le débat n’est intéressant que s’il mobilise des avis -divergents légitimes, et qu’il s’appuie sur la compétence, fût-ce au détriment du brio.

Des recettes plus difficiles à mettre en place qu’à évoquer : nous voilà revenus aux défis des Journées de l’économie de Lyon.

par Roger Guesnerie Le Monde 10-11/10/2015