Lanceurs d’alerte et chercheurs « embarqués » : la montée en puissance de la société civile

 

Lanceurs d’alerte et chercheurs « embarqués » illustrent sous deux aspects différents la montée en puissance de la société civile dans la défense de l’intérêt général et même dans certaines missions régaliennes de l’État, comme le renseignement ou la sécurité

 

On peut suivre dans Le Monde l’intéressant débat entre Hubert Védrine et William Bourdon, l’avocat français d’Edward Snowden et d’Antoine Deltour, le lanceur d’alerte à l’origine de LuxLeaks, les révélations sur le système d’optimisation fiscale au Luxembourg. Si l’ancien ministre défend dans une certaine mesure la nécessité du secret dans un monde très concurrentiel sur le plan économique et stratégique, l’avocat rappelle que si un employé du Pentagone avait révélé le mensonge d’État sur la présence d’armes chimiques en Irak, on aurait peut-être évité une guerre désastreuse pour la région. Il rappelle qu’en France la loi du 13 novembre 2007 empêche une société de licencier un employé parce qu’il a rendu public un système de corruption au sein de l’entreprise et s’il reconnaît qu’il y a « une part incompressible de secret d’État » il plaide pour la mise en place d’une autorité indépendante qui accueille et protège les lanceurs d’alerte en dehors du cadre étroit défini par la loi, jusque dans les cas de violation du secret-défense, lorsque l’intérêt général ou les droits de l’homme sont en jeu. Tous deux conviennent du fait que les lanceurs d’alerte sont le symptôme d’une crise de la représentation politique. « La crédibilité des politiques comme des médias a disparu, ce qui a fait émerger une forte aspiration à une démocratie participative » constate Hubert Védrine. Et William Bourdon estime que derrière la crise de la représentativité  (M. Gauchet) il y a la montée en puissance de la société civile, tout en déplorant l’inefficacité trop fréquente de ces alertes : même si les révélations de LuxLeaks sur le dumping fiscal pratiqué au Luxembourg ont abouti à la mise en œuvre d’une commission d’enquête du Parlement européen et a conduit de plus en plus d’États à rechercher les moyens de lutter contre l’optimisation fiscale qui assèche les finances publiques alors qu’on cherche par tous les moyens à réduire les déficits, « les lobbys reviennent en force à Bruxelles pour tenter à nouveau de préserver le secret des affaires ».

 

L’autre facette de cette progression de la société civile dans les institutions, c’est l’intervention croissante des chercheurs en sciences sociales dans le renseignement ou la sécurité

 

« Le renseignement a un angle mort : l’analyse. Collecter des informations ne suffit pas, encore faut-il leur donner du sens, les interpréter, les resituer dans le temps long ou le contexte socio-économique. » Dans les pages Idées de Libération Sébastien-Yves Laurent, spécialiste des enjeux de sécurité et de renseignement montre comment « l’anthropologie, la sociologie ou l’histoire peuvent aider les services à distinguer le signal faible dans le «bruit» environnant ». Depuis que l’anticipation est devenue une priorité des services réduire le « champ de l’incertitude » est le rôle du pôle dédié à la prospective à la DGSE. « Comment un groupe tribal passe-t-il une alliance avec une organisation criminelle et/ou terroriste? Pourquoi la cohésion d’un quartier se délite ? Qu’est-ce qu’un processus de radicalisation ? Face à cela, la difficulté principale pour l’analyse est de passer de la description d’un phénomène à son explication en profondeur avec une portée opérationnelle » observe l’universitaire qui ajoute que  les logiciels d’aide à l’analyse utilisant le big data peuvent

être d’une grande aide mais qu’ils ne remplaceront jamais « l’opération de l’esprit qui doit prendre en compte la complexité et l’incertitude d’aujourd’hui et de demain ». Il reste que, comme le relève Marwan Mohammed « en facilitant les écoutes, la récente loi sur le renseignement menace le travail des chercheurs en sciences sociales et la confidentialité de leurs sources ». Le sociologue explique qu’il a dû renoncer à un projet d’enquête sur la “radicalisation” violente car il lui « était impossible d’apporter toutes les garanties nécessaires aux enquêtés. La possibilité de mieux connaître ces sujets sensibles est en jeu. Car contrairement aux avocats ou aux journalistes, les chercheurs ne bénéficient pas du « secret des sources ».

 

Jacques Munier

France culture, le journal des idées, 10/11/2015