Les programmes d’histoire peuvent-ils seulement échapper à la controverse ? Leur version définitive n’avait pas encore été rendue publique qu’ils suscitaient, déjà, un début de polémique. Ce printemps, c’est sur le « roman national », la place des Lumières versus celle de l’islam, que les diatribes les plus vives avaient été échangées. Virage à 180 degrés : à la veille de leur publication au Bulletin officiel, jeudi 26 novembre, c’est du traitement réservé à l’immigration que des historiens s’alarment. De manière moins virulente, mais mieux argumentée. N’en déplaise au Conseil supérieur des programmes, leur artisan, qui pensait, en les réécrivant largement, déminer le débat.
La première salve a été tirée par Benjamin Stora. Devant un parterre d’instituteurs, début octobre, le président du conseil d’orientation de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration déplorait « la faible place de l’immigration dans les nouveaux programmes ». Huit semaines sont passées et ce spécialiste du Maghreb contemporain n’en démord pas : « J’ai beau chercher la mention d’une “histoire de l’immigration” dans les programmes d’histoire de 3ème, elle n’apparaît qu’une seule fois, et encore, pas comme une thématique à part entière mais comme une entrée possible, presque un exemple parmi d’autres. »
« Un enjeu dans le contexte actuel »
Il n’est pas le seul à le penser. Spécialiste de l’histoire de l’éducation, Claude Lelièvre a, lui aussi, le sentiment que le traitement de l’immigration – voire des migrations – reste limité, au collège, à la « portion congrue ». « Il y a bien quelques indications en géographie ou au primaire, mais elles sont encore moins centrales qu’en histoire, estime-t-il. Or s’il y a bien une thématique qui représente un enjeu dans le contexte actuel, celui d’une Europe transformée, pour les vingt à trente prochaines années, en zone de dépression démographique, c’est bien l’immigration ! »
Personne n’ignore que les programmes ne font pas tout, qu’ils ne viennent pas seuls. « Suivront des documents d’accompagnement, des fiches ressources pour les enseignants, sans oublier les manuels, souligne Pascal Mériaux, et c’est souvent là que la question peut être mise en avant. » Cet enseignant est bien placé pour décrypter la place faite par l’école à l’histoire de l’immigration : il a co-signé un rapport d’enquête sur le sujet qui avait fait date en 2007.
A l’époque, l’histoire de l’immigration, inscrite dans les programmes du primaire en 2002, cherchait encore sa place au collège. Une place reconnue en 2008. Il faut dire que le rapport auquel avait participé M. Mériaux avait, un an plus tôt, jeté un pavé dans la mare : rappelant l’irruption récente du sujet dans l’espace scolaire – dans les années 1970 –, il s’inquiétait d’un « impensé de l’histoire migratoire en France véhiculé par l’école ». « Des “autres”, l’école ne cesse de parler, concluaient les rapporteurs, mais de “nous”, d’un “nous” collectif et construit dans une histoire longue, l’école a manifestement plus de mal ».
Dix ans – ou presque – sont passés, et cette conclusion resterait d’actualité ? A compter de la rentrée 2016, c’est sur un « développement de l’immigration » que les élèves de 3ème se pencheront, dans une perspective toute sociétale : « Dans la seconde moitié du XXe siècle, la société française connaît des transformations décisives, peut-on lire dans les nouveaux programmes : place des femmes, nouvelles aspirations de la jeunesse, développement de l’immigration, vieillissement des populations, montée du chômage. »
Il n’est qu’à relire les versions antérieures pour prendre la mesure du changement : en classe de 3ème, les programmes remaniés en 2013 proposaient d’étudier « la société française [qui] connaît de profondes évolutions. L’immigration la transforme, précisaient ces textes. L’étude met en évidence le rôle des migrations dans la croissance économique des Trente Glorieuses. L’évolution de l’immigration en France depuis 1945 ». Ceux de 2008 – redéfinis sous la droite – invitaient, eux, à aborder le « monde depuis 1918 » et « l’évolution de la structure de la population active » en s’appuyant, précisément, sur « l’histoire d’un siècle d’immigration en France ».
La fin du « fantasme sur nos ancêtres les Gaulois »
Une approche sur le temps long qui n’est pas remise en cause, assure Michel Lussault, président du Conseil Supérieur des programmes (CSP). « Après les commentateurs de droite, c’est au tour des commentateurs de gauche de s’exprimer… Mais si l’on convient que les programmes d’histoire ne sont pas là pour raconter un roman national, ils ne doivent pas non plus servir un contre-roman national », martèle-t-il. Pour ce géographe de métier, la comparaison « avant/après » ne tient pas : elle fait fi du changement de logique portée par les nouveaux programmes, qui rompent avec la formule « un programme, une discipline, une année » pour promouvoir une approche par cycle de trois ans, liant les disciplines entre elles. « En se concentrant sur l’histoire au collège, les critiques passent à côté de l’étude renforcée du phénomène migratoire en géographie, affirme-t-il ; ils ignorent, aussi, les enrichissements apportés plus tôt dans la scolarité, dès le cycle 3 [CE2-CM1-CM2] ».
Ces enrichissements, Laurence De Cock, animatrice du collectif Aggiornamento, ne les minimise pas, même si elle craint, elle aussi, une « mise en sourdine de l’immigration récente ». Mais elle reconnaît une « nouveauté intéressante » introduite en 6ème, dès la première question au programme : « La longue histoire de l’humanité et des migrations. » Avec cela, c’en est fini, espère-t-elle, des « stéréotypes sur nos ancêtres les Gaulois ». « Tout ceci est le résultat d’arbitrages serrés, visant à contenter tout le monde », conclut-elle. Au risque d’en mécontenter plus d’un.
Car pour ces historiens inquiets, la « prudence extrême » qui, disent-ils, a prévalu dans l’élaboration des nouveaux programmes fait courir le risque de passer à côté des attentes et besoins du « terrain ». « On est face à des élèves qui assimilent parfois encore, même en fin de collège, immigrés et sans-papiers, témoigne Benjamin Marol, enseignant dans un collège de la Seine-Saint-Denis. Des gamins confrontés, au quotidien, à des images de migrants arrivant à la nage et qui déversent en classe leurs questions, leur indignation… Quand tu finis ton année et que tu entends encore tes élèves parler de “Franco-Français” ou de “Français de souche”, tu vois bien que l’histoire de l’immigration, ce n’est pas un danger. C’est plutôt un antidote ! »
Le Monde 25/11/2015