Base de données : les chercheurs sont des numéros

Le 10 décembre, 0000-0003-0174-8152 recevra à Stockholm le prix Nobel de chimie, comme avant lui 0000-0002-2830-209X. Derrière ces numéros se cachent d’authentiques chercheurs, respectivement Tomas Lindahl et William Moerner. Ils sont les possesseurs, comme plus de 1,77 million de chercheurs, d’un identifiant unique attribué depuis octobre 2012 par l’organisation à but non lucratif Orcid (pour Open Researcher and Contributor ID).

Cette initiative internationale réunit plus de 350 membres payants (universités, éditeurs, organismes de recherche, associations…) dans le but de promouvoir un système identifiant les chercheurs sans risque d’homonymie, et surtout leur associant leur « production  », comme les thèses, articles ou livres, leur mode de financement (bourses, appels d’offres…) ou encore leur cursus. « La motivation est venue tout autant des chercheurs que de leurs tutelles ou des éditeurs  », résume Alice Meadows, la chargée de communication d’Orcid. L’homonymie n’est pas rare, ce qui complique la tâche des spécialistes en bibliométrie, mais aussi celle des évaluateurs de projets ou de carrière, ou des chercheurs eux-mêmes en quête d’informations sur leurs collègues.

En trente secondes, chacun (non-chercheurs compris) peut disposer de son identifiant et même d’un code QR (que les scanners de smartphone reconnaissent). Avec la possibilité d’y ajouter des informations personnelles que l’on décide de rendre accessibles ou non.

Mais le cœur du système est l’association de cet identifiant à une liste de publications. ­Orcid a ainsi des accords avec la base de ­données Scopus d’Elsevier, mais aussi avec CrossRef, elle aussi à but non lucratif et qui fournit l’identifiant unique des articles baptisés « DOI  ». Les éditeurs de journaux, comme PLoS One ou Nature, ou l’American Physical Society et autres organismes scientifiques, membres d’Orcid, aident à lier l’identifiant avec les articles qu’ils publient.

Un autre système existe, ISNI, mais il s’adresse à tous les créateurs, alors qu’Orcid concerne la seule communauté scientifique et qu’elle se veut être un service auprès d’elle. Les deux acteurs se sont entendus, afin notamment d’empêcher qu’un même numéro soit attribué à deux personnes différentes !

Identifiants « autorités  »

La base grossit peu à peu. Au Portugal, 40 000 chercheurs se sont enregistrés sur ­Orcid en trois semaines. L’Italie a demandé à 70 de ses institutions de recherche de promouvoir le système afin que, fin 2016, 80  % ­de ses chercheurs soient recensés. Au Danemark, l’objectif est identique.

En France, le décollage est plus lent, avec ­environ 35 000 « identifiés  ». Cet été, Orcid a signé une sorte d’accord de principe avec l’Agence bibliographique de l’enseignement supérieur (ABES) pour rendre le système d’Orcid interopérable avec celui que les documentalistes français ont eux-mêmes développé, IdRef. «  Il existe beaucoup de bases de données pour les thèses, les articles, des notices bibliographiques, des cours, des livres… Les identifiants, que nous appelons “autorités”, permettront de les relier entre elles afin de disposer de l’activité complète d’une personne  », explique François Mistral, responsable d’IdRef à l’ABES. Mais chaque acteur disposant d’une base de données développe son propre système…

La numérisation des identités fait grincer quelques dents. En Finlande, la crainte d’un flicage a été exprimée, même si Orcid insiste sur le fait que la création d’un identifiant ­incombe aux chercheurs, pas à leurs employeurs. Cependant les tendances à l’évaluation quantitative développées ces dernières années avec la prolifération de divers indicateurs d’« impact  » ont souvent été dénoncées par les scientifiques. A l’inverse, beaucoup d’institutions françaises ignorent le nombre et la nature des articles publiés par leurs ­chercheurs. En 2014, un Livre blanc, Pour une meilleure visibilité de la recherche française, édité par Deuxième labo, une entreprise ­réfléchissant aux mutations de la recherche, relevait le retard français pour la mise à ­disposition d’annuaires permettant de mieux saisir qui fait quoi, dans quel domaine et avec quel financement.

Le Monde 30/11/2015