Les Français aiment le travail. C’est ce qu’ont exprimé 91 % des personnes interrogées par l’institut de sondage Ipsos sur la « valeur travail », à l’occasion de la 17e Journée du livre d’économie, organisée par l’association Lire l’économie et par Le Monde pour récompenser chaque année le meilleur livre d’économie. Le lauréat sera désigné, mercredi 2 décembre, à partir d’une « short list » qui réunit La Déconnexion des élites de la journaliste Laure Belot (Les Arènes), Le Nouvel Egoïsme territorial, du géographe Laurent Davezies (Seuil-La République des idées), et On m’avait dit que c’était impossible, de Jean-Baptiste Rudelle (Stock). Mais quel est ce travail que plébiscitent les Français ?
Dans certaines sociétés précapitalistes, le travail désigne « les activités non productives (…) le labeur (…) est une fin en soi », rappelle Dominique Méda, dans le Que sais-je ? qu’elle vient d’actualiser sur Le Travail (PUF, novembre 2015). Dans les premières sociétés fondées sur le travail, du XVIIIe au XIXe siècle, le travail est ensuite selon la sociologue une « unité de mesure (…) des efforts » pour établir « la contribution des individus à la production », avant de devenir « la clé de l’autonomie des individus », « la faculté d’améliorer l’existant ».
Puis, ajoute Mme Méda, le travail est cette « liberté créatrice », par laquelle « l’homme peut transformer le monde », et « une œuvre » dans laquelle « je mets quelque chose de moi-même (…) et livre une image de moi-même aux autres » pour enfin s’affirmer à la fin du XIXe comme « système de distributions des revenus, des droits et des protections ». Sur quelle définition du travail se sont prononcées les quelque 1 000 personnes interrogées à la mi-novembre par Ipsos ? Les idées qu’elles ont le plus associées au « travail », en ayant le choix de donner plusieurs réponses, sont : l’argent (71 %), la vie sociale (60 %), la nécessité (59 %) et l’épanouissement (47 %).
Un diagnostic qui résonne comme un écho à l’évolution de cette vaste notion du travail, exprimant à la fois sa rétribution, le sens du travail, la reconnaissance que les salariés en attendent, son rôle dans la cohésion sociale. Ce sondage souligne que les Français ont une pleine conscience de cette notion, qu’ils perçoivent positivement dans sa globalité. Plus d’un actif sur deux se dit intéressé par son activité professionnelle. 89 % se déclarent très intéressés par leur travail, et 80 % épanouis.
Seuls 39 % des interrogés souhaitent le retour aux 39 heures
Pas de clivage politique sur ce point : « A l’instar de ce que nous mesurions en 2014 sur l’entreprise, la perception globale du travail et les idées qu’y associent les Français sont positives, y compris chez les sympathisants du Front de gauche, commente Vincent Dusseaux, directeur d’études d’Ipsos. Les contraintes, l’exploitation (…), sont très peu associés au travail dans l’opinion publique. » Mais les Français gardent un regard critique sur leur quotidien de travail et se disent stressés (64 %) et fatigués (83 %).
Interrogés sur les mesures les plus efficaces pour favoriser la création d’emplois, les Français ont exprimé « une forte adhésion aux choix économiques du gouvernement », note M. Dusseaux. Sept des mesures débattues entre les partenaires sociaux dans la perspective de réformer le marché du travail ou, au cas par cas, au sein des entreprises pour négocier des accords de compétitivité ont été soumises à leur opinion. « Toutes sont liées à l’action gouvernementale, et il y a un fort soutien aux deux premières mesures », juge-t-il : 73 % estiment qu’il serait efficace d’« assouplir les procédures d’embauche et de licenciement » et 64 % d’« autoriser plus largement le travail le dimanche ». Mais seule une minorité plébiscite ces mesures (respectivement 45 % et 41 %).
De le même façon, si 61 % des Français jugent efficace de revenir « aux 39 heures » pour créer de l’emploi, seuls 39 % le souhaitent. L’assouplissement du salaire minimum et son adaptation en fonction des branches professionnelles est également plébiscité par 53 % des Français, mais seuls 31 % veulent son application. A l’inverse, la réduction du nombre de congés payés pour les salariés est estimée ni efficace ni souhaitable par 70 % des personnes interrogées.
La gauche divisée sur les mesures économiques
Il y a évidemment un clivage droite-gauche sur l’ensemble des mesures abordées. Mais « l’enquête montre surtout à quel point, du Front de gauche au Parti socialiste, la gauche est divisée sur les mesures économiques », estime M. Dusseaux. C’est particulièrement vrai sur l’assouplissement des procédures de licenciement. Parmi les partisans du Front de gauche, 36 % jugent une telle éventualité efficace, contre 71 % des sympathisants socialistes. Quant à savoir si cette mesure est souhaitable, ils ne sont plus que 16 % au Front de gauche à le dire, contre 37 % au PS.
Malgré le contexte économique, les Français ne sont pas trop inquiets (44 %). La participation au marché de l’emploi, mesurée entre deux bilans contradictoires du ministère du travail, annonçant 23 000 chômeurs de moins en septembre, puis 42 000 de plus en octobre, suscite paradoxalement peu d’anxiété. Seuls 13 % se disent « souvent inquiets par le fait de perdre leur travail », et 31 % ressentent cette inquiétude « de temps en temps ». Pour M. Dusseaux, ce résultat, nonobstant le taux de chômage à 10 %, est « révélateur de la solidité du modèle social français, qui est sécurisant face au chômage de masse ».
Enfin, la crainte d’une « ubérisation de l’économie » est plutôt limitée : 76 % des actifs estiment que le numérique constitue une opportunité pour leur emploi. Les Français apparaissent donc très ouverts à la transformation numérique de l’économie.
Le Monde 02/12/2015