Les nudges, ces amis verts qui vous veulent du bien

Il y a un chiffre qui ne bouge pas, c’est celui de la part de la consommation énergétique des ménages : elle est toujours de 30%. Pourtant, inciter les gens à changer de comportement n’est pas si compliqué : la solution pourrait être le « nudge », « coup de pouce » en français. Ce terme, issu des sciences comportementales, désigne une méthode douce qui aide les gens à modifier leurs habitudes. Encore peu répandus en France, les « nudges » connaissent déjà des applications dans de nombreux pays. Tour d’horizon chez nos voisins allemands, suisses et danois.

Lorsque vous restez trop longtemps sous la douche, la glace fond sous les pieds de l’ours polaire. Une réalité bien loin de celle qui vous oblige à cligner des yeux à cause du savon, et pourtant notre consommation d’eau et d’électricité a une influence sur le climat de l’Arctique. Cette idée est le point de départ du projet d’Amphiro, une société basée à Zurich en Suisse : un affichage ludique qui indique la consommation d’eau. Pas uniquement avec des chiffres, mais aussi avec l’image d’un ourson qui finit par tomber dans l’eau si vous restez trop longtemps sous la douche, le sol se dérobant sous ses pieds.

Au moins trente mille personnes partagent ainsi leur douche quotidienne avec ces ours polaires, et le constat est édifiant : leur consommation énergétique a baissé de 23%. Pour Thorsten Staake, le succès de son invention tient en une chose : les utilisateurs n’ont aucun effort à faire. L’appareil se met automatiquement en marche, et « les informations sont directement visibles par l’utilisateur, qui peut donc agir sur son comportement « .

Chaque individu devient un acteur

C’est effectivement la clef du succès : « Le fait de savoir immédiatement quelle est ma consommation a pour effet que je l’adapte. Si je peux agir, je le fais », explique Jana Diels, économiste à ConPolicy, un Institut spécialisé dans les pratiques des consommateurs à Berlin. Jana Diels étudie, pour le compte de l’Agence fédérale allemande de l’environnement, quels appareils de ce type pourraient être généralisés. « Le nudge fonctionne sur le constat qu’un être humain n’est pas une machine », précise-t-elle. « Nous sommes influencés par nos émotions et nos pulsions » : savoir rationnellement ce qu’il faut faire ne suffit souvent pas à le faire.

Pousser les gens à changer de comportement, plutôt que d’employer des contraintes et des sanctions, une méthode popularisée par le livre Nudge : la méthode douce pour inspirer la bonne décision (aux éditions Vuibert) écrit en 2008 par Cass Sunstein, professeur de droit à Harvard, et Richard Thaler, économiste à la Chicago University. Pour les deux universitaires, « l’homo economicus décrit par les manuels d’économie ne possède ni le cerveau d’Einstein, ni les capacités de mémorisation du Big Blue d’IBM, ni la volonté de Gandhi ».

Bref, nous sommes de simples humains et pas des Superman. Peu de temps après leur publication, le président américain Barack Obama a demandé à Cass Sunstein de piloter une équipe baptisée « nudge squad ». David Cameron, le premier ministre britannique, a invité auprès de lui Richard Thaler pour mettre sur pied une « nudge unit ». Preuve que les politiques s’intéressent de près à comment influencer leurs concitoyens.

Faire comme son voisin

L’homme est un animal curieux et s’intéresse tout naturellement à ce que fait son voisin. Une habitude que les inventeurs savent mettre à profit. Comment savoir, après tout, combien de kilowattheures d’électricité consommée sont effectivement de trop ? En s’intéressant tout simplement à la consommation de son voisin…

C’est ainsi que la société américaine O-Power a développé une facturation très spéciale. En ouvrant son courrier, on ne découvre pas seulement sa propre consommation, mais aussi la consommation moyenne du quartier dans lequel on habite. Au bout de quelques mois, le résultat est là : une économie de 1 à 3,5%. C’est peu, mais c’est un début. Déjà quinze millions de foyers dans le monde adhèrent à ce système.

En Australie, on va encore plus loin : sur sa facture, on trouve les noms de ses voisins, le montant de leur consommation et son coût. Dans le jargon de l’économie comportementale, on appelle ça la « comparaison sociale ». Une tactique que tout le monde connaît pour l’avoir lu sur la porte d’une salle de bain d’un hôtel. Les chaines hôtelières incitent leur client, depuis de nombreuses années, à ne pas utiliser toutes les serviettes de bains qui sont à sa disposition. « L’action souhaitée est donc la norme et motive les gens à se comporter en conséquence », déclare Jana Diels.

L’énergie verte, un automatisme dans des communes allemandes

L’homme est naturellement paresseux et cela ne changera pas. Une donnée utilisée à bon escient par les communes de Friedrichshafen ou de Schönau, dans le Bade-Wurtemberg. Dans ces localités, les habitants sont automatiquement clients d’un fournisseur en énergie verte. « Evidemment, on peut changer de fournisseur, mais il faut le faire soi-même, cela demande donc un effort », explique Ursula Sladek, gestionnaire pour la commune de Schönau « mais peu le font. 99% de la population reste fidèle à notre fournisseur en énergie verte ».

Mais il n’y a pas que les communes, il y a aussi les entreprises. Au sein du groupe BMW, c’est devenu la norme d’utiliser du papier recyclé ou d’imprimer en recto-verso. « Si quelqu’un veut faire autrement, c’est à lui de changer », explique Kai Zöbelein, chargé du développement durable au géant de l’automobile. Depuis plusieurs années, BMW est en tête sur la liste des entreprises au comportement le plus écologique, grâce notamment à une petite trouvaille : dans toutes les salles et couloir de l’entreprise, la lumière est désactivée par défaut. « Cela pourrait être l’inverse, mais chez nous, la lumière s’allume uniquement lorsqu’un mouvement est noté », ajoute Kai Zöbelein. « Nos systèmes sont prédéfinis de sorte que les employés y participent automatiquement. »

On le sait désormais : si tout le monde sur notre planète se met à manger de la viande, les émissions de CO2 exploseront car sa production est énergivore. Mais comment manger suffisamment de protéines sans manger de viande ? Certes, il y a le régime végétarien, mais il y a aussi ceux qui veulent nous faire avaler des insectes. La start-up suisse Essento s’est donné pour mission de convaincre un grand nombre de personne d’avaler des bestioles. Les arguments « riches en protéines », « élevage respectueux de l’environnement » ne suffisent pas à inciter les consommateurs. En collaboration avec l’université de Berne, la start-up a donc monté des expériences où les insectes sont présentés, à chaque fois avec d’autres informations, ou images, qui mettent l’accent sur la santé, la durabilité ou encore le goût. Après chaque séance, les chercheurs comptent combien d’insectes ont été mangés. Pour Sébastian Berger de l’université de Berne, « les gens évaluent les choses en fonction de leurs attentes. Lorsque nous annonçons l’insecte comme un produit de luxe coûteux, il est souvent perçu comme savoureux ».

Au Danemark, suivez les flèches pour trouver une poubelle !

Mais c’est au Danemark que le « nudge » est appliqué à grande échelle. En 2011, des étudiants de l’université de Roskilde ont mené une drôle d’expérience. Ils ont distribué mille bonbons au caramel dans une zone piétonne de Copenhague, puis ont compté combien de papier d’emballage se retrouvait au sol. Par la suite, ils ont réitéré l’expérience, après avoir peint des empreintes vertes sur le bitume qui indiquait le chemin vers une poubelle, puis ils ont procédé au même calcul. Le résultat fut édifiant : il y a eu 46% de déchets en moins ! Il a fallu quelques mois à la municipalité de Copenhague pour mettre en place le système. Désormais, il y a des empreintes vertes sur le bitume qui conduisent les passants aux poubelles disposées sur la voie publique. Un exemple qui montre comment il est facile d’inciter les gens à un meilleur comportement.

Sommes-nous manipulés ?

Faut-il pour autant imaginer un monde où les Etats s’adapteront à la réalité des comportements humains ? « C’est en tout cas sur l’agenda de tous les gouvernements occidentaux », affirme Sebastian Berger. « En particulier sur les questions de santé publique et d’environnement. » D’ailleurs, en septembre dernier, Barack Obama a demandé à ses équipes d’orienter leurs actions en s’inspirant des conclusions de l’économie comportementale.

En Allemagne, la chancelière Angela Merkel s’est également entourée de trois experts sur la question. Mais les gouvernements ne communiquent pas sur leurs actions dans ce domaine pour éviter d’être accusé de manipulation. Pour le psychologue Gerd Gigerenzer, la mise en œuvre « de nudge est une forme d’exploitation des faiblesses des personnes. Son action est limitée au court terme ». En clair : ce n’est pas à l’Etat de décider pour les citoyens, mais « il faut responsabiliser les consommateurs pour qu’ils puissent prendre les bonnes décisions », explique au quotidien Tagesspiegel celui qui est aussi conseiller auprès du ministre de la Justice Heiko Maas. L’économiste Jan Schnellbach est lui aussi sceptique quand à l’efficacité de la mise en place de « nudge » par l’Etat. Dans les colonnes de la Neue Zürcher Zeitung, il met en garde les citoyens « la responsabilité personnelle est comme un muscle. Si on ne l’entraine pas, elle ne tient pas très longtemps ».

Peut-on inciter les citoyens à faire des choses sans qu’ils soient au courant dans une société démocratique ? La méthode est qualifiée, par ses fondateurs, de « paternalisme libertarien » car elle organise des choix sans les forcer. Des choix que les citoyens ignorent, mais qui influencent leur avenir. Et également celui des ours polaires.

Arte 03/12/2015