Peut-on encore sortir de sa condition par l’école ? Le sociologue s’est intéressé à la jeunesse des quartiers populaires en passe de concrétiser un idéal méritocratique.
En se focalisant sur «la crème de la crème banlieusarde» – des élèves en filières générales optant pour des études supérieures – le sociologue Fabien Truong (photo DR) a suivi le parcours d’une jeunesse qui s’élève par l’école et réalise le rêve méritocratique. Depuis les émeutes de Clichy-sous-Bois de 2005 jusqu’à la tragédie de Charlie en 2015, l’enquête de cet ancien prof de lycée dans le «9-3» s’étire sur dix ans. Son ouvrage, Jeunesses françaises (éditions La Découverte), joue sur l’image récurrente du «cheval à bascule», permettant des allers-retours quotidiens entre Paris et la banlieue, et la «dilution» de ces étudiants qui naviguent entres les frontières du monde social.
En quoi les jeunesses de banlieue sont-elles des «jeunesses françaises» ?
D’abord, parce que c’est ce qu’indique, pour l’écrasante majorité, leur carte d’identité. Les jeunes que j’ai suivis sont issus de l’immigration et font partie des classes populaires, ils vivent dans des quartiers avec très peu de mixité sociale, à la périphérie, en Seine-Saint-Denis. C’est un miroir grossissant des villes françaises, et d’une structure urbaine héritée de l’après- Trente Glorieuses. Ils sont le produit d’une histoire nationale. Et puis, la République est censée offrir à tous la possibilité de sortir de sa condition à travers l’école. Dans les inconscients, la France, c’est l’égalité des chances par l’instruction. J’ai eu envie de prendre ce roman national au sérieux, c’est-à-dire à ras du sol. La question de «l’identité nationale» ou de «la réussite» est toujours posée d’en haut, cette jeunesse étant perçue comme une anti-France supposée – parce que trop musulmane, ou trop africaine, ou trop urbaine. On en fait quelque chose d’essentialisé qui ne bougera jamais, mais ces jeunes se construisent plutôt au cours d’un long processus mouvementé.
Avec comme point cardinal l’obtention du bac ?
Dans les lycées où j’ai enseigné, ils font face à une acculturation scolaire par rapport à leurs parents qui ne sont que 2 sur 10 à avoir le bac. Il existe un vrai hiatus par rapport à la norme française et ses «80 % de réussite au bac» (qui serait lettre morte sans les «bacs pros» et les «bacs technos»). Lorsqu’on décroche le diplôme, on devient comme les autres, d’où ce que j’appelle le «certificat de conformité». En même temps, il s’agit pour les lauréats d’un moment exceptionnel et festif. Après le bac, les jeunes de ces quartiers, de conditions relativement similaires, n’ont plus du tout les mêmes histoires s’ils décident de continuer en classe prépa, en IUT, à la fac à Paris ou en banlieue. Le système de l’enseignement supérieur est très éclaté.
Vous distinguez la voie «normale», de la voie «médiane», de la voie «royale»…
La voie «normale», c’est la fac, les lycéens ne savent pas vraiment où ils vont mais n’y entrent pas à l’aveugle : soit, il y a un désir de continuité, soit, l’envie de rompre, comme Kader qui s’inscrit en chinois, Samia en coréen. Quoiqu’il arrive, il y aura une déception qu’il faudra digérer pour avancer. La «médiane», c’est le bac + 2 type IUT ou STS : on «vise petit», mais l’appétit vient en mangeant et la plupart continue. La «royale» représente tout ce qu’il y a de plus élitiste : ils se voient déjà aller jusqu’au bac + 5, même s’il y a une ambiguïté des filières de prestige. Ils ont intégré l’idée que la reproduction sociale et scolaire se faisait à travers le bras armé du «capital culturel légitime». Ils sentent qu’ils ne sont pas à leur place : ils ont objectivement raison !
Mais souvent, leurs grands frères ou sœurs ont fait des études, ils ont été défricheurs…
Dans les familles, on sait déjà ce qui est rentable et permet de s’insérer sur le marché de l’emploi. Alors que le système d’enseignement supérieur se tourne vers davantage de professionnalisation et de management, chacun veut sa part du gâteau. Il y a aujourd’hui un attrait prononcé pour l’enseignement privé chez les jeunes de classes populaires. Mais en fin de parcours, certains peuvent nourrir une vive déception, notamment ceux passés par une école de commerce. Prenez Sébastien qui rentre avec un 20/20 lors de son oral de concours et sort diplômé en dénonçant «la mafia» dans laquelle il a l’impression d’avoir trempé ! En ce sens, ils dénoncent un enseignement pas toujours à la hauteur, avec un manque de travail de réflexion. Dans ces business schools, par leur demande de savoir, ils semblent à nouveau désajustés, mais cette fois de manière paradoxale et ironique, presque théâtrale.
L’islam peut-il jouer un rôle dans certains parcours ?
La vie sociale a horreur du vide, et la religion peut servir de ressource quand l’institution défaille. Typiquement, pour les garçons qui entrent dans une «fac de banlieue», le plus difficile reste de créer des routines de travail et d’arriver à s’autodiscipliner. Les prières individuelles aident à structurer l’emploi du temps. Pratique sociale forte, l’islam permet aussi de se penser comme un être moral, de se voir emprunter «le droit chemin» quand celui-ci semble insurmontable. Sara, qui arrive à Sciences-Po à 17-18 ans, a frôlé la mention très bien au bac. Contrairement au mythe construit autour de l’emprise des parents, sa famille berbère ne pratique qu’une forme délayée d’islam culturel. Elle décide par et pour elle-même d’avoir recours à la religion : c’est une façon de prêter allégeance à toute une dynastie familiale et de rompre avec ses parents, un moyen de faire du lien tout en refusant d’en faire. A Sciences-Po, elle se confronte durement au regard de ceux qui s’apparentent à d’autres mondes sociaux. Issue de la convention éducation prioritaire, elle est musulmane et ne boit pas d’alcool en soirée : on la renvoie sans cesse à son altérité. Sa pratique de l’islam, c’était le retournement du stigmate… qu’on lui renvoie à la figure.
Les jeunes musulmans peuvent être de fervents pratiquants à un moment de leur existence, et coupler cela avec l’alcoolisme étudiant comme Lakhdar, très croyant, mais aussi fêtard et «coureur de jupons». Il s’agit de bricolages identitaires plastiques, contemporains, et qui ont en fait peu à voir avec «la banlieue» !
Vous proposez une «politique de la considération» : en quoi ça consiste ?
Souvent, pour se donner bonne conscience, on se contenterait «d’en sauver quelques-uns», à la marge – ce qui est une conception assez élitiste de la démocratisation – mais on oublie la violence sociale à laquelle ils sont confrontés. La politique de la considération, c’est arrêter de raisonner en termes de catégories et d’identités, pour raisonner plutôt en termes de statuts dans les interactions quotidiennes. Cela nécessite une déconstruction raisonnée et raisonnable du système, de la relation pédagogique et de tous les impensés de l’institution.
Vous faites un «check-point « Charlie »» à la fin. En quoi la société a-t-elle changé entre 2005 et 2015, en dehors de ces destins individuels ?
Le regard a beaucoup changé. En 2005, on prend conscience des problèmes de mixité sociale en évoquant au fur et à mesure leur dimension raciale ou religieuse, sans rien articuler ni pondérer, avec une succession de faisceaux stigmatisants – comme l’équipe de foot «black-black-black» d’Alain Finkielkraut. Et puis arrive le cataclysme Charlie. C’est toujours «eux» ou «nous». Ils ressentent chaque jour le fait qu’on les renvoie à leur altérité supposée. Regardez la trajectoire de Sergueï : c’est le «gauchiste de service» qui a grandi en lisant Charlie et en attaquant la religion (avec ses petites copines musulmanes !) et qui, après les attentats, n’en peut plus d’entendre ce qu’il entend et se met à défendre ses copains musulmans becs et ongles. Les émeutes ont renvoyé à une violence sociale très forte, mais on n’est pas à Baltimore, il y a de la résilience, des opportunités. Malgré toutes les difficultés, de très nombreux jeunes remettent leur sac à dos et retournent au charbon. Il serait temps de le voir.
Libération 15/12/15