Questions sur la personne numérique

Il est des révolutions qui, pour être « silencieuses », n’en sont pas moins disruptives. L’agriculture par exemple, en son temps, a permis certes de nourrir contre toute attente la démographie galopante de la planète (mais on en oublie souvent le prix payé : dix fois moins d’exploitants). Celle du numérique s’inscrira-t-elle dans ce continuum schumpeterien ? Pour quel avenir de l’humanité, quelles libertés individuelles, quels emplois, quelle croissance, quelle solidarité et quel partage ?

Chacun, qu’il soit fan ou contempteur, ressent plus ou moins confusément que cette « nouvelle civilisation » qui est en train de se construire, s’accompagne tout autant de risques que d’espérances. Aussi, ce nouvel essai de Jean-Michel Treille (1) arrive à point nommé pour apporter éclairages et éléments de réponse à ces questions quasi existentielles.

Fulgurances et pragmatisme. Au terme d’une analyse rigoureuse, surprenante tant par ses fulgurances que son pragmatisme, l’auteur, dont les qualités de plume ont été primées par le Prix Turgot 2013, inscrit sa réflexion dans une vision de long terme auquel l’a préparé son parcours professionnel d’entrepreneur et d’enseignant (CESA et ISA). Il avait compris dès son passage au commissariat général du Plan et au cours de ses expertises pour la Banque mondiale, les enjeux liés à la modernisation par le numérique (dont il est devenu un des acteurs, à travers son entreprise Gapset). Comment répondre aux aspirations (souvent contradictoires) des utilisateurs et à « l’homme économique » qui côtoie en permanence « l’homme inutile » pour de nouveaux espaces de croissance et de progrès ?

Mais l’essor de la connectique et du big data s’accompagne aussi d’une face sombre. Les risques du « harcèlement numérique, d’asservissement, de menaces sur la vie privée, de surveillance de masse », sont pointés par une analyse très documentée. Certes le numérique peut permettre d’envisager « de nouveaux chemins » pour répondre aux tendances mortifères de l’économie mondiale (panne de croissance, chômage, surendettement, repli sur soi). Encore faudrait-il que la « personne numérique » y trouve son comptant et puisse s’approprier, via l’éducation et la formation, le savoir et l’intelligence que requiert cette technologie au plan financier, social et citoyen.

Parmi les éléments de réponse que propose l’auteur, se placent quelques priorités : la reconstruction d’une souveraineté juridique et fiscale face au monopole des géants internationaux, l’affirmation forte des droits (à l’oubli, à la mort) de la « personne numérique », expression immatérielle de la personne physique. Elle est à protéger par les mêmes droits.

Belles espérances. La civilisation du numérique qui se dessine ouvre de nouveaux droits et de belles espérances (même si la question du transhumanisme reste posée). Elle doit s’accompagner de nouveaux devoirs pour l’Etat et chaque citoyen, pour redonner à la société des pouvoirs, des responsabilités, des souverainetés dont elle a été largement dépossédée par la mondialisation uniformisante.

Le grand mérite de Jean-Michel Treille est de montrer, par ses éclairages des ombres et lumières de la révolution numérique, que les clés de notre avenir sont encore entre nos mains. Réinventer l’avenir, tel est le défi ; mais le temps presse car comme le disait Mac Arthur : « Je ne connais que deux mots qui qualifient les batailles perdues : trop tard ».

Un ouvrage précieux pour tout public, étudiants, enseignants, experts et honnêtes hommes.

(1) La révolution numérique – réinventons l’avenir, par Jean-Michel Treille, Editions Ovadia, 236 pages – 20 €

L’Opinion 18/12/2015