Le développement rapide de l’économie collaborative est incontestablement réjouissant. Son extrapolation idéologique beaucoup moins. Qui peut croire au mythe de la gratuité, censé se substituer à la sphère marchande ?
Une nouvelle utopie est en train de se développer aux franges extrêmes de la gauche : celle du « commun ». Elle fournit aux altermondialistes, aux écologistes, à quelques frondeurs du parti socialiste et au peu qui reste de communistes un instrument inédit de lutte contre le capitalisme. Son appellation légèrement ésotérique laisse à penser qu’elle résulte d’un long travail de réflexion théorique. Elle a déjà ses penseurs, ses livres et son premier prix Nobel d’économie (1). Comme beaucoup de mauvaises idées, elle a toutes chances de prospérer.
De quoi s’agit-il ? Le constat de départ est indéniable. L’avènement du Web et des nouvelles technologies modifie les relations entre individus. Qu’il s’agisse de logement, de voiture, d’équipement électroménager, de voyages et de déplacements, d’accès à la connaissance, d’aide à domicile, en un mot de biens matériels ou de services immatériels, chacun peut partager ou échanger avec d’autres. Plus n’est besoin de posséder pour accéder à l’usage. La mise en commun des biens concernés permet d’en améliorer l’utilisation.
Quelles sont les conséquences, ici encore indiscutables, de cette économie collaborative ? Remplaçant l’achat individuel par l’usage commun, on réduit la dépense. On consomme autrement, moins au sens marchand du terme, mieux d’un point de vue citoyen. Le service offert sur une plate-forme ouverte remplace, à moindre coût, le produit marchand. De ce seul fait, la propriété privée recule au profit d’une variante plus coopérative et la part du marché, au sens classique, diminue par rapport à l’échange direct qui, s’il est équilibré, s’apparente à un troc et ne nécessite pas de monnaie. Jusque-là, tout le monde applaudit. Mais l’extrapolation idéologique nous fait très vite sortir des clous. Moins de propriété privée, moins de marché, moins de monnaie, les défenseurs les plus acharnés de l’économie du partage pensent pouvoir détruire les trois piliers sur lesquels repose l’économie capitaliste. Ils nous annoncent le recul du productivisme et l’arrivée du développement durable, l’érosion de la sphère marchande au profit de la gratuité. Ainsi bascule-t-on dans une dangereuse utopie. A partir d’une double erreur.
J’apprécie, comme tout un chacun, de pouvoir bénéficier du système de protection sociale français, de la gratuité des soins, d’une bonne retraite, de moyens de transport ainsi que de spectacles dont les billets ne couvrent qu’une faible partie du prix de revient. Le seul problème est que les biens gratuits, par définition, ont un coût (il faut bien payer les gens qui les produisent et ne travaillent pas pour rien), procurent sans doute beaucoup de satisfaction commune mais aucune recette monétaire. C’est dire que l’économie gratuite est intégralement financée par les producteurs de richesses marchandes, ceux qui, au sens propre, font du fric.
Les deux composantes, marchande et non marchande, de l’économie doivent se développer de manière parallèle, au même rythme, sauf à faire peser un poids excessif sur l’appareil productif, à l’étouffer peu à peu et à se croire plus riches qu’on ne l’est en réalité (cas de la France aujourd’hui). Le revenu national d’un pays est la contrepartie de sa création de richesses marchandes. Le vrai potentiel de richesses est donc mesuré par la partie marchande du PIB. Tout le reste (Etat, appareil de protection sociale, administration, collectivités locales, éducation nationale, organisations de « communs »), en un mot l’économie non marchande dans son ensemble, élément certes essentiel du bonheur collectif, est le fruit d’une gigantesque redistribution qui transforme le stock de richesses gagnées par la production et l’échange monétaire, en améliore peut-être le contenu, mais ne l’augmente pas. Nos anticapitalistes d’un nouveau style croient-ils que le peuple serait prêt à échanger davantage de satisfaction collective contre moins de revenus monétaires ?
La seconde erreur est flagrante. La gratuité apparente de certaines des plus grandes plates-formes (Google, Facebook, Apple…) ne peut dissimuler que leurs inventeurs sont les champions incontestés du capitalisme numérisé, avec de gigantesques capitalisations boursières : vendre à des tiers l’information concernant des centaines de millions de clients gratuits peut rapporter beaucoup d’argent. En outre, je ne crois pas à la généralisation, à grande échelle, de l’échange direct, au troc sans intermédiaire. Le Web, certes, facilite les mises en relation, les connexions. Encore faut-il les organiser. Or, même s’ils se situent dans un même espace « commun », l’offreur et le demandeur qui échangent service ou produit ont des intérêts différents. Le premier tient à être payé de sa prestation, le second à être livré en temps et en heure, avec le niveau de qualité désirée. Pour cette raison précise, le négociant est apparu dans l’histoire en même temps que l’échange. Intermédiaire utile, il tire son profit de la garantie de bon déroulement de la transaction qu’il donne à toutes les parties concernées : il se porte ducroire.
L’économie collaborative, l’économie de partage vont certes croître et se multiplier dans les années à venir. Cela n’annonce pas la fin du capitalisme, contrairement aux espoirs des idéologues du commun, mais sa mutation en de nouvelles formes. Personne ne pourra interdire aux entrepreneurs de la numérisation d’investir dans les plates-formes à but lucratif qui leur permettront à la fois de faire fortune et de rendre probable le décollage d’une ubérisation généralisée de l’économie.
En bref, la question n’est pas de trancher entre le covoiturage, supposé désintéressé, donc relevant du « commun », et le capitaliste BlaBlaCar. Mais plutôt de savoir, dans chaque branche d’activité, quels sont les BlaBlaCar dont nous devrions tout faire pour favoriser la venue.
Les Echos 20/01/2016