Les « fab labs » inspirent les grandes entreprises, sans faire modèle

Au début, François Maroin est surpris par le cadre. C’est dans le « fab lab » (mot à mot, « atelier de fabrication ») d’ICI Montreuil, en Seine-Saint-Denis, – 1700 mètres carrés d’ateliers collectifs, d’espaces de coworking, de machines pour prototyper et construire, où se côtoient menuisiers, plasticiens et indépendants en tout genre –, que se réunit le Comex d’Eqiom pour repenser le modèle économique du cimentier. « Passé les premiers moments d’étonnement, j’ai été conforté dans mon choix. Dans ce lieu atypique, nous avons discuté sans tabous et coopéré avec des personnes issues de milieux différents. Pour des grands groupes organisés en silos, cloisonnés par métier, cela permet de voir les choses sous un angle différent », explique le secrétaire général d’Eqiom. Il semble d’ailleurs partager cet enthousiasme pour les « fab labs » avec d’autres cadres : depuis son lancement en 2013, ICI Montreuil accueille de plus en plus de grandes entreprises en quête de savoir-faire qu’elles n’ont pas, mais aussi d’un nouvel écosystème : les indépendants de tout type qui viennent y travailler.

De plus en plus de DRH fréquentent d’ailleurs les lieux, témoigne Nicolas Bard, cofondateur du « fab lab » : « Aujourd’hui, quand on est bon et expert dans un domaine, on peut travailler en indépendant, sans le stress et les contraintes d’une grosse structure. C’est un problème pour les entreprises qui peinent à recruter sur certains métiers. Elles se confrontent ici à cette nouvelle culture, cherchent à comprendre comment des personnes avec des savoir-faire différents arrivent à collaborer. »

Il est aussi question d’efficacité. Les entreprises sont fascinées par la rapidité de création dans les « fab labs ». « Entre la présentation de l’idée sur PowerPoint, sa validation et sa mise en place, les grandes boîtes perdent énormément de temps. Le résultat, c’est Kodak, la faillite », résume Nicolas Bard. De la Société générale à Leroy Merlin en passant par Air liquide, Heineken ou encore Red Bull, ICI Montreuil a collaboré avec plus de vingt entreprises.

Certaines d’entre elles ont même décidé même de mettre en place leur propre « fab lab ». Comme Renault, qui a lancé le sien il y a trois ans. « Nous avons voulu créer un terrain neutre pour discuter et développer de nouvelles idées en nous affranchissant du poids de la hiérarchie et des processus. On va vers une entreprise un peu plus libérée, on démocratise l’accès aux machines et à l’invention. Peut-être que, dans le futur, les directions innovation disparaîtront, remplacées par ces dispositifs, qui permettent d’innover plus rapidement et à un coût moindre », imagine Mickael Desmoulins, responsable de l’« open innovation » chez Renault.

Ces dispositifs seraient-ils en train de bouleverser le fonctionnement des grandes entreprises ? C’est ce que suggère un document de la chaire Ecole supérieure de commerce de Paris-Société générale « Organisation Leadership et Société », au titre éloquent : « Le mouvement  Faire, une révolution silencieuse pour le travail et les organisations ». « Ces nouvelles formes d’atelier remettent en cause les modèles dominants à l’intérieur des entreprises. On rompt avec le management post-taylorien, qui donnait de l’autonomie aux collaborateurs tout en leur imposant une pression très forte, à l’origine des maux du travail, pour redécouvrir le plaisir au travail. On rompt aussi avec le fonctionnement vertical pour davantage de coopération », explique le sociologue du travail Michel Lallement, coauteur du document et auteur de l’Age du faire. Hacking, travail, anarchie (Seuil, 2015). Arrivé en France autour de 2007, le mouvement « Faire » s’y est depuis déployé : entre fab lab et hackerspace (espace collaboratif d’innovation), il existe aujourd’hui près 200 espaces de ce type sur le territoire français.

Joint à l’engouement des jeunes générations pour les start-up et l’entreprenariat, et aux réussites de la Net économie, le mouvement Faire préoccupe les grandes organisations, qui « tentent d’insuffler un nouvel esprit, d’attirer de nouveaux jeunes cadres en développant des start-up, ou des fab lab », ajoute Jean-Philippe Bouilloud, coauteur de l’étude.

Mais entre le développement d’un « fab lab » et la révolution manageriale, l’écart est grand et difficile à franchir. « Il y a un effet de mode : toutes les entreprises veulent leur  »fab lab« , alors on installe des salles de brainstorming améliorées, une imprimante 3D, et on appelle ça « fab lab«  quand c’est juste de la communication », regrette Nicolas Bard.

François Marois, qui réfléchit au lancement d’un « fab lab » au sein d’Eqiom, n’est d’ailleurs pas dupe : « Mettre des outils à disposition des collaborateurs n’est pas suffisant, c’est l’esprit de communauté qui fait la force de ces lieux, il faut savoir animer l’intelligence collective ». Pour le secrétaire général d’Eqiom, le « fab lab » est par essence quelque chose de marginal : « un grand groupe, c’est beaucoup de process et un fonctionnement vertical, je ne suis pas sûr qu’on puisse appliquer ce qui fait l’originalité et la richesse du « fab lab«  à une grande échelle. C’est plus de la cohabitation qu’autre chose ».

C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la révolution du mouvement Faire est pour l’instant « silencieuse » : « Cette remise en cause ravageuse des modèles dominants s’opère à la marge des grandes organisations », confirme Michel Lallement, qui s’interroge sur la prochaine étape de cette révolution : « Le mouvement Faire saura-t-il faire tache d’huile ? C’est la question qui se pose aujourd’hui. »
Le Monde 19/01/2016