Et si le grand capital venait financer l’action sociale…

 

L’action sociale et l’investissement relèvent de champs différents. Il est pourtant possible de les associer. Les Britanniques l’ont fait en créant des « obligations à impact social ». Et si les Français essayaient à leur tour ?

D’accord, les caisses sont vides. Il n’y a plus de Trésor public, sauf dans l’organigramme du ministère des Finances publiques. A la place, un immense trou qui se creuse vertigineusement. Depuis que François Fillon a avoué, en 2007, quand il était Premier ministre, « être à la tête d’un Etat qui est en situation de faillite », la dette publique a augmenté de 840 milliards d’euros. Le pire, c’est que la France a des besoins sociaux criants malgré cette superfaillite, malgré l’une des dépenses publiques les plus élevées au monde. Pagaille à Calais, bisbilles entre départements et régions sur le revenu de solidarité active (RSA), lutte contre l’illettrisme… L’espace imparti à cette chronique ne suffirait pas à contenir la liste des chantiers prioritaires. Mais les caisses sont vides.

Face à cette situation, il y a trois réactions. La première consiste à ne rien faire. Les égoïstes ou les idéologues expliquent que l’action sociale est inutile, voire nuisible. D’autres rappellent, l’air désolé, qu’il n’y a pas d’argent. C’est ce que font les gouvernements successifs de droite et de gauche, quitte à débloquer quelques dizaines de millions quand les feux de l’actualité viennent d’aventure éclairer un drame. La deuxième attitude consiste à relever les impôts et les cotisations, encore et toujours. C’est presque un réflexe, mais on a déjà beaucoup, beaucoup donné. Même des esprits peu agiles ont fini par comprendre que cet alourdissement incitait employeurs et entrepreneurs à décamper. Une troisième voie pourrait être de faire des choix dans la dépense publique en diminuant par exemple les doublons, les voitures et les logements de fonction, les subventions qui tombent dans la poche des rentiers, etc. Mais c’est tabou en France. Toucher à la dépense, c’est toucher à l’Etat, à l’âme du pays. C’est donc l’impasse. Sauf à sortir du cadre. A imaginer, créer, innover. Aller prendre l’argent là où il est, chez les épargnants, voire dans la poche de « mon adversaire, le monde de la finance », comme disait un candidat à l’Elysée qui, incidemment, remporta l’élection.

Bien sûr, comme le raconte le grand Marcel Pagnol : « Tout le monde savait que c’était impossible. » Sauf que l’écrivain précise juste ensuite qu’« il est venu un imbécile qui ne le savait pas et qui l’a fait ». En l’occurrence, il ne s’agit pas d’un imbécile mais d’un gouvernement britannique conservateur. Ironie de l’histoire : alors que Margaret Thatcher, grande figure des Tories, affirmait que la société n’existait pas, David Cameron a mené le même parti à la victoire en prônant la « big society », une « grande société » où les communautés locales reprennent du pouvoir en travaillant avec les individus, les associations et le secteur privé. L’un des grands axes de cette « big society » est justement de trouver de l’argent privé pour financer des actions sociales. L’Institut de l’entreprise vient de consacrer un rapport passionnant (*) à cette innovation, les « social impact bonds » (« obligations à impact social »). Dans l’introduction, le consultant Julien Damon rappelle les deux idées-forces à l’origine de ces SIB : « D’abord, il est possible d’investir et de lever des fonds privés pour financer la prise en charge des sujets sociaux même les plus compliqués. […] Ensuite, il est vraiment possible de mesurer l’efficacité de l’action entreprise. En un mot, la rentabilité d’une intervention sociale peut s’évaluer sur un double registre social et financier. »

Le premier SIB a été lancé avec la prison de Peterborough. Son but était de faire baisser de 7,5 % en cinq ans le taux de récidive d’un groupe de 2.000 détenus. Dix-sept fondations ont investi 5 millions de livres (8 millions d’euros). Financées par ces fonds, quatre associations à but non lucratif sont intervenues pour mettre en oeuvre des actions visant à atteindre l’objectif (formation, coaching, etc.). Le ministère de la Justice s’est engagé à rembourser le capital, assorti d’intérêts substantiels, en cas de succès. Ce qui est logique, puisque la baisse de la récidive diminue ses dépenses futures. En cas d’échec, les investisseurs perdent leur mise. L’expérimentation s’achève cette année et devrait être concluante (en 2014, de premiers résultats indiquaient une diminution de 8,4 %).

Depuis, plus d’une centaine d’émissions de SIB ont eu lieu, dans une dizaine de pays, pour éviter que des familles se voient retirer la garde de leurs enfants, favoriser l’insertion professionnelle d’étrangers en les assistant de coachs seniors, limiter la récidive (dans la prison américaine de Rikers Island, où passa Dominique Strauss-Kahn, avec la banque Goldman Sachs comme investisseur). Les premières amènent bien sûr à se poser une foule de questions. A Peterborough, les détenus étaient volontaires et non tirés au sort, ce qui fausse l’expérience. Les évaluations posent des problèmes méthodologiques parfois complexes. Les modalités financières peuvent être adoucies (gradation des montants versés en fonction du taux de réussite, au lieu d’un système blanc ou noir).

Mais la SIB a de gros avantages. Elle transfère le risque du contribuable vers l’investisseur, elle mobilise de nouveaux fonds pour développer des interventions nouvelles, elle place l’action sociale sous contrainte d’efficacité. En France, où aucune collectivité locale ne s’est pour l’instant jetée à l’eau, il sera bien sûr tentant d’interpréter ces obligations contingentes comme la mainmise du grand capital sur le domaine social. Un organisme comme la Croix-Rouge, qui n’est pas réputé pour être un repaire d’ultralibéraux, a pourtant annoncé la semaine dernière sa première émission d’« obligations à impact humanitaire ». Dans un pays qui souffre et où les caisses sont vides, il serait dommage de ne pas essayer. L’échec, lui, est déjà là

Les Echos 26/01/2016