Ce qui ne se nomme ni ne se chiffre n’existe pas. L’école a mis dix ans à désigner les décrocheurs, ces 150.000 jeunes qu’elle abandonne chaque année, sans diplôme ni qualification. Il ne faudrait pas que l’entreprise tarde autant à prendre au sérieux ce qu’il conviendrait d’appeler les « managers décrocheurs ». La démotivation du dirigeant – prologue du décrochage – résonne comme un oxymore qui détonne dans le discours épique de la communication officielle. Mais tout directeur des ressources humaines à l’écoute de son corps social peut voir clignoter les signaux faibles (et non mesurables) qui trahissent l’émergence de ce phénomène.
L’un de ces signaux, qui n’est plus si faible, est le refus de promotion. Rarissime il y a quelques années, cet Aventin ne laisse de surprendre les artisans de la mobilité interne. Entre le surcroît de responsabilités (toujours), de prestige (souvent) et de salaire (parfois), attaché à un poste plus élevé, et l’augmentation inéluctable des soucis, du temps de travail et du stress qui en découle, beaucoup de managers font vite leur calcul. Ce que nous constatons nous oblige à être plus précis. Ce joker ne s’observe ni en bas de la hiérarchie : les premiers barreaux de l’échelle suscitent encore la convoitise. Ni au sommet : même quand l’air se raréfie, il n’empêche pas les ambitions de respirer, parfois à pleins poumons ! C’est dans les bataillons de managers dits « intermédiaires » que le droit de retrait est le plus répandu. Et qu’il présente, pour celui qui l’exerce, le moindre danger de passer pour un déserteur. Le décrochage n’est pas toujours si manifeste. Entre le manager exténué qui jette l’éponge et celui pour qui l’intérêt d’un job est indépendant du nombre de ses galons, il y a un monde.
Les carrières ascensionnelles faisaient rêver les « cadres » de jadis. Les parcours tactiques mobilisent l’intelligence des « managers » d’aujourd’hui. Un dirigeant actuel ou futur doit penser sa vie professionnelle comme une succession de séquences, et ce sur plus de quatre décennies : différentes entreprises, plusieurs métiers, statuts variés (salarié ou à son compte), France et international, etc. Mais avec la volonté de plus en plus exprimée de maîtriser son destin et, si possible, son risque. Plutôt décrocher soi-même ou se cacher, pour mieux rebondir, que d’être décroché par son employeur.
Dans tous les cas, toutefois, c’est la qualité du lien unissant le manager à l’entreprise qui est questionnée. Illustration d’un déficit de confiance, l’initiative d’HEC, « Gen’Fifty », qui consiste à proposer aux anciens élèves de 45 ans et plus un accompagnement de carrière, jusqu’alors réservé aux seniors (plus de 55 ans). Message subliminal : de plus en plus jeune, vous risquez d’être un problème plus qu’une solution pour votre entreprise. Dans un article de la « Harvard Business Review » (1), trois experts sont plus explicites. Ils dénoncent le « syndrome de la réussite », qui expliquerait, selon eux, l’explosion des burn-out : plus le manager est performant, plus on exige de lui. Ce cercle vicieux serait accentué par une tendance pourtant vantée pour ses vertus : le travail collaboratif, dont un effet, écrivent-ils, serait d’alourdir les plans de charge. Le décrochage, cela veut aussi dire : stop !
Le coût pour l’entreprise du décrochage de ses managers est considérable. La démotivation est un poison à action lente, qui se transmet à l’homme du sommet à la base et dont le mercenariat, son apparent contraire, ne doit surtout pas être l’antidote. Le turnover, que seule la peur du chômage permet de freiner, cause des pertes d’expertise et donc de valeur. Celles-ci sont bien plus lourdes que le prix de politiques de fidélisation des managers donnant du sens à leurs responsabilités ou luttant, autant que faire se peut, contre les quadratures du cercle qui souvent polluent leur quotidien. Au risque de choquer ou de faire sourire, autant qu’au directeur des ressources humaines, ce serait au patron du contrôle de gestion de briser le tabou des managers décrocheurs. Un comble !
(1) « Collaborative Overload », par Rob Cross, Reb Rebele et Adam Grant (janvier-février 2016)
Les Echos 14/03/2016