La France reconfigurée

Conduit et commenté par l’un des plus grands démographes français, voici un Big Data social qui dresse le portrait d’une France inattendue.

En 2013, le démographe Hervé Le Bras faisait sensation avec son livre, « Le Mystère français », cosigné avec Emmanuel Todd. Dans cette analyse fouillée des ressorts de notre pays, à rebours des analyses simplistes et des idées toutes faites, les deux auteurs délivraient une thèse audacieuse qui leur valut de nombreuses critiques : ils démontraient en effet à quel point la France restait fortement structurée par son passé, dans une proportion bien plus importante que par les soubresauts récents qu’elle avait pu subir, au premier rang desquels la mondialisation.

L’« Anatomie sociale de la France » que nous propose ce mois-ci Hervé Le Bras – sans Emmanuel Todd, cette fois – s’inscrit dans la même veine d’une pensée dérangeante, prompte à s’éloigner des représentations faciles de la société française que nous offrent les sondages ou les études « quali ». Pour cerner au plus près le portrait des Français, l’ouvrage a été bâti grâce au croisement des multiples données fournies par le recensement de 2011. « Un Big Data social », écrit l’auteur, où ce qui alimente les tendances profondes de notre pays, le chômage, l’immigration, la natalité, est décortiqué à l’aide de multiples critères. Pris isolément, la catégorie socioprofessionnelle, l’éducation, le lieu d’habitation ou la structure familiale n’offrent qu’une vision parcellaire des forces à l’oeuvre dans notre pays. Mis ensemble, mixés, retravaillés, ces critères construisent une tout autre photographie de la France.

Soyons francs, la lecture de l’ouvrage est tout sauf une partie de plaisir. Si les multiples tableaux sont clairs, le parti pris d’exhaustivité adopté par l’auteur nous entraîne dans une longue litanie de chiffres qui rend la progression parfois pénible. Mais si l’on passe cet obstacle – et il est conseillé de le faire pour tous ceux, fonctionnaires comme entrepreneurs, politologues comme marketeurs avides de connaître la pâte humaine dont ils font leur miel -, le résultat est surprenant.

Le constat général fait par Hervé Le Bras valide d’une certaine manière celui qu’il faisait dans « Le Mystère français ». En dépit des multiples évolutions qui le traversent, en particulier sur le plan éducatif, notre pays affiche une structure sociale relativement stable. C’est notamment le cas, selon lui, sur le sujet de l’immigration, même si la perception que l’on en a nous conduit au contraire à hystériser plus que de raison le débat. Hervé Le Bras rappelle que la grande peur d’une France à deux peuples, les immigrés et les « natifs », est aussi vieille que les migrations qui ont modelé notre pays. «  Depuis le néolithique, le grand remplacement a déjà eu lieu », rappelle malicieusement l’auteur, qui réfute toute vérité scientifique à cette prophétie largement alimentée par l’extrême droite. Le livre tord également le cou à l’idée, très répandue, selon laquelle l’intégration serait en panne. La forte croissance des unions mixtes qu’il observe dans les chiffres, la baisse du taux de fécondité chez les femmes immigrées à mesure qu’elles se hissent dans l’échelle sociale sont deux indicateurs – parmi d’autres – qui montrent que les tendances de fond vont dans le sens d’un rapprochement des comportements au sein de la nation. L’autre grande évolution pointée par Hervé Le Bras est « l’inversion rapide des niveaux d’éducation entre hommes et femmes ». Dans la génération des 50-60 ans, la proportion des diplômés était la même pour les deux sexes (22 %). Pour les 20-30 ans, ce sont désormais les femmes qui dominent, 49 % d’entre elles étant titulaires d’un diplôme universitaire, contre 39 % pour les hommes. Cette « première historique », selon l’auteur, ne s’est pas encore traduite dans la réalité sociale, contrairement à ce qu’aurait pu laisser espérer notre système méritocratique fondé sur le diplôme. Chacun le sait, la position des femmes dans l’entreprise, dans l’administration ou dans la politique n’est nullement à la hauteur de leurs caractéristiques sociologiques. Une situation d’autant plus injuste et inégalitaire que leur niveau de formation dépasse maintenant celui des hommes.

D’une façon générale, la décorrélation croissante entre diplômes et emploi constitue, aux yeux d’Hervé Le Bras, le problème central de la société française, celui qui alimente en priorité le vote Front national et qui explique sa répartition dans toutes les couches de la population. « La forte élévation du niveau éducatif entre 1975 et 1995 n’a pas trouvé de débouché sur le marché de l’emploi, entraînant des déclassements, du chômage et l’absence de perspectives de carrière », écrit-il. Cette crainte du déclassement, à tous les niveaux, nourrit l’amertume et la rancoeur. Qui se propagent d’autant plus que les politiques publiques sous-estiment, selon lui, l’impact réel du chômage, qui ne touche pas seulement un individu mais aussi son entourage proche : famille, amis, voisins. C’est ici que la fragilité française se dévoile et que le Front national prospère, bien au-delà des traditionnelles représentations géographiques, d’origine ou de classe que l’on peut en faire.

Daniel Fortin

Les Echos 25/03/2016