« Madame, permettez-moi de vous appeler Simone. Cette familiarité parce que vous habitez sur ma table de chevet depuis mon adolescence. Aujourd’hui, l’exemplaire écorné, annoté, achève de jaunir entre les mains de ma fille qui s’est plongée dans votre livre avec la même colère, avec la même délectation aussi. Comme si en cinquante ans votre combat ne s’était pas achevé, avait même, un temps, été oublié. » Cette lettre de nombreuses femmes pourraient l’écrire aujourd’hui tant la pensée de Simone de Beauvoir est moderne. Mais si les féministes actuelles reconnaissent la philosophe comme une figure tutélaire de la libération de la femme, elles ne partagent pas toutes sa conception universaliste de l’égalité. Trente ans après sa mort, le 14 avril 1986, que reste-t-il de Simone de Beauvoir en 2016 ?
Icône de la lutte pour l’égalité des sexes, Simone de Beauvoir a posé des jalons que la société moderne transforme et renomme. Tout le monde connaît cette phrase désormais célèbre du Deuxième sexe : « On ne naît pas femme : on le devient. » Peu, en revanche, connaissent la suite : « Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin. Seule la médiation d’autrui peut constituer un individu comme un Autre. En tant qu’il existe pour soi, l’enfant ne saurait se saisir comme sexuellement différencié. » Aujourd’hui, on appellerait cela la théorie du genre…
Quand en 1949, Simone de Beauvoir publie Le Deuxième sexe, elle libère un mouvement infini et profond : 20 000 exemplaires du premier tome sont vendus en une semaine ! Le scandale est énorme, François Mauriac hurle, Camus lui reproche d’avoir ridiculisé le mâle français. Des librairies refusent de le vendre, le Vatican le met à l’index et le parti communiste, décrète que « ça » n’intéresse pas les ouvrières. Mais en 1986 quand l’auteur des Mandarins – prix Goncourt 1954 – meurt, Elisabeth Badinter s’exclame : « Femmes, vous lui devez tout ! »
Certes le mouvement féministe n’est pas né avec Simone de Beauvoir. Mais elle est la première à l’avoir incarné. « C’est au cours du xixe siècle qu’un mouvement féministe se structura autour de collectifs et d’une presse militante durables, à l’initiative notamment de la romancière André Léo », écrit le sociologue Alban Jacquemart, dans le numéro spécial du Magazine littéraire consacré à Simone de Beauvoir. Mais c’est Le Deuxième sexe qui va précipiter, en France, le féminisme dans le débat public. Armature idéologique du mouvement féministe, les idées défendues par Simone de Beauvoir marqueront le combat pour les femmes. On la verra manifester aux côtés de Gisèle Halimi et présider l’association Choisir qui réclame la dépénalisation de l’avortement, s’engager dans le militantisme féministe avec le Mouvement de libération des femmes (MLF) et signer le Manifeste des 343 salopes en faveur de l’avortement. « Elle s’est mise au service des jeunes féministes et va incarner la dynamique de libération des femmes, raconte Geneviève Fraisse, philosophe et historienne de la pensée féministe, qui a un temps côtoyé Simone de Beauvoir (1), par la suite il n’y aura plus “une” figure mais “des” figures… On devient suffisamment nombreuses pour être en désaccord. »
De fait, la deuxième vague féministe va lentement se détacher de la conception beauvoirienne. Là où la philosophe voit la condition féminine sur le mode de l’humiliation, les féministes des années 70 la pensent sous la forme de l’oppression. Pour la première, le devenir femme est imposé par l’éducation et la société, pour les secondes, la condition féminine est une imposition à combattre. Antoinette Fouque, psychanalyste et cofondatrice du MLF, affirme qu’« il y a deux sexes » (titre de son essai) et que « le mouvement de libération des femmes est un mouvement qui s’attaque à l’omnipotence d’une culture phallocentrée, [c’est-à-dire] qu’il fallait déconstruire ». Elle proclame le droit à la différence. Ces féministes revendiqueront, par exemple, une représentation garantie dans les instances politiques ou les conseils d’administration.
Le mouvement féministe va donc lentement se structurer autour de ces deux grandes tendances : les universalistes et les différentialistes. Simone de Beauvoir incarne les premières, Antoinette Fouque les secondes. Cette dichotomie se retrouve encore aujourd’hui dans le débat sur le voile, par exemple, ou sur la prostitution. Les héritières de Beauvoir, sont farouchement hostiles au port du voile. La philosophe Elisabeth Badinter tonne que le hidjab est un instrument d’asservissement de la femme et appelle les femmes à boycotter les marques qui se lancent dans la « mode islamique » (Le Monde, 2 avril). À l’inverse, les féministes différentialistes insistent sur la possibilité d’un « féminisme voilé ».
Parallèlement de nouvelles formes d’actions féministes apparaissent. Une troisième génération monte en puissance. Alors que la première cherchait à établir les femmes dans la société, en lui faisant obtenir les mêmes droits que les hommes (droit de vote, droit de propriété), la seconde s’est battue pour la maîtrise de leur corps (droit à l’avortement, contraception), depuis vingt ans de nouveaux champs de combat s’ouvrent. Les actions féministes envahissent l’espace médiatique.
On connaît les Femen agissant seins nus dans l’espace public, manifestant dans des églises pour défendre le droit à l’avortement ou d’autres associations comme Osez le féminisme qui inscrit « Osez le clito » sur les trottoirs, ou encore les militantes de La Barbe qui interrompent des événements dans lesquels les hommes sont surreprésentés… « Les réseaux sociaux ont tout changé et donné lieu à un nouvel activisme », remarque Eloïse Bouton, auteure de Confession d’une ex-Femen (Editions du Moment). « Notre combat, c’est la visibilité », confirme Alix Béranger, cofondatrice de La Barbe en 2008, qui se reconnaît à peine dans la philosophie de Simone de Beauvoir : « Notre but n’est pas de mettre l’accent sur les femmes victimes des hommes organisateurs d’une société machistes, mais de mettre en avant les hommes, de les compter », précise-t-elle, même si elle reconnaît que Simone de Beauvoir est une « figure visible ».
Un féminisme Queer
Cette troisième vague du féminisme prend sa source, entre autres, dans la théorie sociologique de l’« intersectionnalité », selon laquelle certaines personnes subissent simultanément plusieurs formes de domination ou de discrimination dans la société : noire et femme, homosexuelle, transsexuelle… Dès lors, l’objectif de ces nouvelles féministes est de donner une meilleure visibilité aux femmes considérées comme doublement marginalisées ou stigmatisées, soit parce qu’elles sont d’autres origines ethniques, lesbiennes, prostituées, transsexuelles… Une conception née aux Etats-Unis dans les années 90 avec le mouvement Queers. « Les féministes Queers ne se reconnaissent plus dans le courant Beauvoir ou Badinter, blanches, hétérosexuelles… », explique Eloïse Bouton. Mais cette forme d’activisme ne fait pas l’unanimité et crée une nouvelle fracture au sein du mouvement féministe. « Je n’entends plus de théorisation du féminisme. Dans les mouvements actuels, il n’y a pas de théorisation, il y a de l’activisme. De mon point de vue, le différentialisme a gagné », regrette Elisabeth Badinter. « Nous avons la volonté d’être efficaces sur un p rojet plus éphémère », rétorque Eloïse Bouton.
Une réaction peut être à une certaine « léthargie » du mouvement féministe des années 80. « Les générations de femmes sont plus ou moins offensives , regrette Geneviève Fraisse. Après les années 2000 les questions de genre, la réalité économique, la recherche des sexualités, ont transformé la pensée féministe même si Simone de Beauvoir continue d’être une lecture ressource. On n’est pas dans l’héritage. On n’est pas orphelines. On s’approprie Simone de Beauvoir plutôt qu’on en hérite », conclut joliment la philosophe.
1908 : Naissance le 9 janvier de Simone de Beauvoir.
1944 : Le 21 avril, les femmes obtiennent le droit de vote en France.
1949 : Publication du Deuxième Sexe
1970 : Le 26 août, Christiane Rochefort et Monique Witting tentent de déposer une gerbe sous l’Arc de triomphe en hommage à la femme du soldat inconnu. Naissance du MLF, le Mouvement de libération des femmes.
1971 : Le 5 avril, Le Nouvel observateur publie « Le manifeste des 343 » signé par Simone de Beauvoir, Antoinette Fouque Ariane Mnouchkine, Jeanne Moreau, Yvette Roudy, Françoise Sagan, Agnès Varda, Brigitte Fontaine, Gisèle Halimi…
1975 : Le 17 janvier, la loi défendue par Simone Veil sur le droit à l’avortement est votée
1986 : Le 14 avril, mort de Simone de Beauvoir.
1992 : L’Américaine Rebecca Walker publie Becoming the third wave, inaugurant la troisième vague féministe qui s’élève contre le caractère ethno et sexocentré des vagues précédentes
Les Echos 15/04/2016