Le convivialisme pour un monde meilleur

L’exercice, au départ, ressemble un peu trop à ce que des rédacteurs en chef peu imaginatifs demandent parfois à leurs journalistes : « Trouvez-moi dix personnalités connues, demandez-leur les trois premières mesures qu’elles prendraient si elles étaient élues président de la République en 2017. » Sauf que la question a ici été posée aux signataires du « Manifeste convivialiste », lancé en juin 2013 par Alain Caillé, professeur émérite de sociologie de l’université Paris-X-Nanterre et fondateur de La Revue du Mauss (Mauss : Mouvement anti-utilitariste en sciences sociales, et hommage à l’anthropologue Marcel Mauss (1872-1950)).

La moitié de l’ouvrage se présente donc sous la forme d’un recueil de 62 petits textes d’intellectuels et chercheurs de toutes disciplines. Citons par exemple Claude Alphandéry, Jean Baubérot, Olivier Favereau, Jean-Baptiste de Foucault, Jean Gadrey, Susan George, Jean-Claude Guillebaud, Armand Hatchuel, Jean-Louis Laville, Serge Latouche, Didier Livio, ­Dominique Méda, Edgar Morin, Bernard ­Perret, Roger Sue, Patrick Viveret… On regrettera d’ailleurs que l’éditeur n’ait pas jugé utile de préciser qui est qui… Le lecteur pourra se reporter au site Lesconvivialistes.org. L’intérêt des propositions est bien sûr inégal, et c’est donc leur synthèse, proposée dans la première partie, qui fait toute la richesse de ce livre.

« Le champ politicien est tellement bloqué, tellement réduit au jeu des petites phrases et des postures, qu’on ne voit plus comment des idées porteuses d’avenir pourraient en émerger. Partout, de multiples initiatives citoyennes font naître, expérimentent et défendent de telles idées. Mais, trop éparpillées, sans liens suffisants entre elles, elles peinent à montrer leur cohérence et à accéder à une visibilité suffisante », écrivent les auteurs dans leur avant-propos. D’où l’objectif de cet aréopage d’intellectuels qui ont observé, analysé, voire promu ces initiatives. Ils sont invités, ici, à les « traduire en propositions susceptibles d’éclairer le débat politique concret, et de peser effectivement sur lui ».

A bas bruit

Les micros et les plumes des médias restent tendus vers les cliquetis des chaînes des fantômes qui errent encore dans le champ de ruines des partis politiques. La droite s’aligne sur son extrême pour conserver quelques strapontins d’un pouvoir en miettes que le Front national s’apprête à conquérir ; la gauche a explosé en plein vol, partagée entre ceux qui veulent encore gérer un système à bout de souffle et les apparatchiks gauchistes qui espèrent rejouer la prise du Palais d’hiver devant des badauds rigolards sur une place parisienne.

Mais pour les auteurs de cet essai – pendant livresque et raisonné du documentaire Demain, qu’ils citent d’ailleurs au passage –, ce sont bien ceux qui, volontairement et à l’échelle la plus « micro », vivent hors des circuits économiques et politiques classiques et cheminent à bas bruit vers les solutions aux crises que nous ne savons plus résoudre.

Que font-ils, ces anonymes ? Ils réparent et fabriquent, entre autres dans les fab labs, les objets dont ils ont besoin parce qu’ils refusent l’obsolescence programmée. Ils conçoivent et utilisent des logiciels libres, ne diffusent leurs données personnelles qu’à travers des applications sécurisées, et uniquement pour des exploitations recevant leur consentement éclairé. Ils échangent biens et services (y compris de la monnaie) entre pairs ou au sein d’un territoire sans passer par des plates-formes d’opérateurs numériques, des circuits de distribution, des intermédiaires financiers.

Ils pratiquent des activités agricoles et industrielles limitant au maximum l’impact sur les ressources naturelles et la consommation d’énergie. Ils organisent aussi, dans des municipalités ou sur Internet, un mode de délibération politique permettant la participation de chacun, en usant de la puissance des technologies de réseaux ou tout simplement d’assemblées tirées au sort parmi les citoyens.

Le sac du « populisme »

Ils proposent d’autres instruments de mesure pour comptabiliser – et taxer – ce qui fait vraiment la richesse. Ils utilisent ou exigent d’autres règles de gouvernance pour gérer l’entreprise, la ville, l’école, l’hôpital, la justice, l’énergie. Ils s’organisent pour alerter, dénoncer et combattre des élites conniventes dont l’hubris prédateur détruit la nature et les biens communs, détourne les profits vers les paradis fiscaux au détriment de l’investissement, capture les institutions politiques nationales et européennes, dresse les classes et les ethnies les unes contre les autres.

Ces élites, et les médias qui les servent, tendent à mettre ces contestataires dans le même sac du « populisme », utopiste, extrémiste, arc-bouté sur la défense de l’identité, de la communauté locale, des laudateurs du « c’était mieux avant », par définition hostile à la modernité de l’ouverture au monde et aux échanges. Le terme « convivialiste » fleure bon, il est vrai, les années 1970 et le repli sur la communauté.

Lire aussi :   L’appel de 80 économistes pour « sortir de l’impasse économique »

Mais le livre, sous ce titre peut-être trompeur, présente en réalité un véritable programme d’action politique progressiste et social « de gauche », tout comme le faisait, de façon peut-être plus politiquement élaborée, l’« appel pour sortir de l’impasse économique », signé par 80 (devenus depuis 130) économistes hétérodoxes (Le Monde du 11 février). Il ne peut être confondu avec un recroquevillement haineux contre les soubresauts d’une mondialisation qui nous dérange tant. Au contraire. Le manifeste convivialiste est traduit dans dix langues et a suscité commentaires et discussions sur les cinq continents. Assez peu en France, il est vrai.

Eléments d’une politique convivialiste, d’Alain Caillé et Les Convivialistes (Le Bord de l’eau, 216 p., 10 euros). En librairie le 13 juin.

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