Il y a eu le temps de la communication politique quand, dans le sillage de l’attentat contre Charlie Hebdo, le gouvernement s’est emparé de la lutte contre la ségrégation sociale et scolaire. A trois mois de la rentrée des classes – la dernière de la mandature –, l’heure de la concrétisation a sonné. Ou plutôt tintinnabulé : sur les 25 « territoires » qui, en novembre 2015, se sont portés volontaires pour casser les ghettos scolaires, une douzaine d’entre eux semblent prêts à mettre en musique leurs « expérimentations » dès septembre. Les autres attendront 2017, reconnaît-on rue de Grenelle.
Dans l’entourage de la ministre de l’éducation, on assume cette prudence – « Ce ne sera pas le grand soir », avait prévenu Najat Vallaud-Belkacem. Plusieurs étapes se dessinent : une trentaine de collèges seront concernés à la rentrée 2016, sans doute autant à la suivante. Ils devraient ouvrir la voie à un « troisième wagon plus important », veut-on croire au ministère, où l’on mise sur le « volontarisme » des conseils départementaux (responsables de la sectorisation) et sur l’« effet de contagion ».
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Redécoupage des secteurs
Mais de quelle « contagion » parle-t-on ? Parmi les pistes d’expérimentations retenues, beaucoup ont comme un petit air de déjà-vu. A Saugues, en Haute-Loire, mais aussi à Montpellier, les acteurs locaux parient sur l’offre pédagogique – section équitation, internat d’excellence, langues, ouverture à l’international, etc. – pour faire (re)venir les « bons » élèves vers des établissements qu’ils ont fuis. Autres académies, autre stratégie : à Strasbourg, dans le quartier de Bischwiller, mais aussi en Seine-Saint-Denis – à Clichy, Rosny, Noisy-le-Grand, Noisy-le-Sec -, le brassage social devrait passer par un redécoupage des secteurs d’affectation.
« Les aléas habituels de la carte scolaire, ironise un observateur. Parler d’expérimentation peut être un trompe l’œil… D’autant qu’il faut dans le même temps mettre en œuvre la réforme du collège ! »
Plus inédite, la mise en chantier de « secteurs multicollèges » prend forme… doucement. Brest entend l’impulser sur trois ou quatre établissements relevant de l’éducation prioritaire. « L’objectif est d’avoir une offre attractive partout, en développant des projets collectifs autour du théâtre ou du numérique, qui permettront de dépasser les réputations des uns et des autres », explique Jean-Claude Lardic, adjoint en charge de la jeunesse à la mairie socialiste.
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L’Ille-et-Vilaine prend le même chemin à Redon, avec « le regroupement des secteurs d’affectation des élèves de CM2 en un seul », explique-t-on au conseil départemental. Rennes et Saint-Malo pourraient suivre dans un an. Concrètement, les familles redonnaises ayant un enfant entrant en 6e en septembre le verront affecté soit vers le collège de Beaumont – un établissement dit attractif – soit vers celui, plus populaire, de Bellevue. Le choix parental compte, mais il sera pondéré par d’autres critères – critères sociaux (bourse, handicap, fratrie, milieu…) ; critères pédagogiques (choix d’options, de langues…). Le tirage au sort n’est pas exclu.
Crispations des familles
Un système s’apparentant à la procédure d’affectation « Affelnet » des lycéens ou « APB » pour les étudiants ? On n’en serait pas loin, avec des crispations attendues du côté des familles. « On s’apprête à remettre en cause des rentes de situations, des avantages acquis, observe l’économiste Julien Grenet. A l’étranger, de Boston à Barcelone en passant par Madrid ou New York, la conversion à déjà eu lieu. Mais il est plus facile de passer d’un système de libre choix d’établissement à une sectorisation multicollèges. Chez nous, il est illusoire de raisonner en mois : ça prendra des années. »
Autre limite : l’implication des collèges privés qui, tout en saluant les expérimentations sur le principe, tout en s’impliquant ici ou là, conservent leur liberté de recrutement. « Certains de nos voisins, comme les Pays-Bas, n’ont pas hésité à conditionner le niveau des dotations versées au privé à un recrutement plus mixte, pointe le sociologue Pierre Merle. Sans contrainte, la mixité sociale du privé risque d’en rester aux vœux pieux. »
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En cette rentrée, on peut aussi s’attendre à quelques changements du côté de Nancy, La Rochelle ou Lille, en Haute-Loire ou dans le Bas-Rhin, énumère-t-on au ministère. Mais sur tous les autres sites volontaires, de la Vienne au Tarn en passant par le Puy-de-Dôme, les acteurs locaux réclament du temps.
« On ne peut pas ériger la mixité sociale comme un enjeu national et renvoyer son traitement quasi exclusivement à l’échelle locale, prévient le chercheur Choukri Ben Ayed. Le centre de gravité de l’action repose sur les épaules des départements. Une assemblée élue… alors que le sujet est très clivant politiquement. »
Craintes des chercheurs
Il y a un an, le Conseil national d’évaluation du système scolaire (CNESCO) s’en était saisi pour avancer, entre autres préconisations, la possibilité de fermer les cent collèges les plus ghettoïsés. Ou que chaque établissement nouvellement inauguré intègre, dans son projet, un volet mixité. « On en est loin, regrette sa présidente Nathalie Mons. Comment parler de politique nationale à partir d’une poignée de sites pilotes sans lancer, dès maintenant, des initiatives d’envergure dans le Nord, à Lyon ou dans la région marseillaise ? Bien sûr que des territoires volontaires se mettent en mouvement… Dommage que les zones les plus ségréguées ne sont pas toutes concernées. »
A Paris, la sectorisation élargie attendra « au moins 2017 », confie Alexandra Cordebard, adjointe à l’éducation auprès de la maire, Anne Hidalgo, même si la réflexion est engagée, notamment dans les 13e, 14e et 18e arrondissements. « Dans l’immédiat, on va arrêter d’ouvrir des classes dans des collèges prestigieux, fait valoir l’élue ; car après, il faut bien les remplir, et ça aboutit inéluctablement à “siphonner” les collèges alentour, en alimentant un mouvement centripète des élèves de l’extérieur vers l’intérieur de Paris ». Ici, comme sur les autres sites pilotes, la réaction des familles aura valeur de test.
L’échéance présidentielle de 2017 viendra-t-elle rebattre les cartes ? C’est en tout cas la crainte de bon nombre de chercheurs – des sociologues notamment – appelés à la rescousse par le gouvernement pour accompagner, à l’échelle locale, ce « changement ». Tous ou presque insistent sur le décalage entre le « temps long » de l’école et sa mise en tension avec le calendrier politique. Un « temps long » qui est aussi celui de l’« exigence scientifique ».
Le Monde 21/06/2016