Le Portugal est champion d’Europe. L’équipe de France de football dont Didier Deschamps a sélectionné les joueurs sous le feu roulant des critiques n’a pas remporté le match décisif, mais elle a renoué avec une nation tout entière.
Comme pour la Coupe du monde de 1998, au rythme des matchs et des victoires jusqu’en demi-finale, des « héros positifs » ont émergé -Griezmann, Payet, Pogba, Giroud, Lloris, Sissoko…- et les médias s’emparent de leur histoire, voire la façonnent. Les « affaires » (« Zahia », la grève des Bleus lors du Mondial 2010, la sex-tape de Valbuena puis la mise en accusation de Benzema pour complicité de tentative de chantage et participation à une association de malfaiteurs, les insinuations de Cantona visant Deschamps après l’éviction de Benzema et Ben Arfa et l’emballement des médias…) avaient terni l’image des Bleus auprès du grand public.
Dans une France fragmentée, inégalitaire et travaillée par la question identitaire, cette nouvelle équipe « solidaire », « jouant collectif », composée de jeunes français aux origines diverses mais non revendiquées dans l’ostentation – africaine, réunionnaise, marocaine- se donne pour leader Griezmann, petit gars du mâconnais malgré un nom à consonance germanique. Cette équipe a permis à tous les supporters de s’identifier aux joueurs sans arrière-pensées, de respirer et faire éclater une joie momentanément libératrice dans le contexte d’un dur conflit sur la loi travail et en plein état d’urgence suite aux attentats de 2015.
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L’attrait des Français pour le football s’essoufflait pourtant depuis une dizaine d’années alors même que le poids symbolique et politique de l’Équipe de France ne fait que grandir depuis 1998. Très longtemps étiqueté « sport des classes populaires », le football a réussi à emporter l’adhésion d’une nation tout entière, toutes classes sociales et générations confondues. Ce constat n’est pas nouveau. L’historien britannique Eric Hobsbawm (1917-2012) rappelait déjà en 1992 que « ce qui donna au sport une efficacité unique comme moyen d’inculquer un sentiment national, du moins pour les hommes, c’est la facilité avec laquelle les individus les moins politisés et les moins insérés dans la sphère publique peuvent s’identifier avec la nation symbolisée par des jeunes qui excellent dans un domaine où presque tous les hommes veulent réussir ou l’ont voulu à une époque de leur vie. La communauté imaginée de millions de gens semble plus réelle quand elle se trouve réduite à onze joueurs dont on connaît les noms ».
Fin de l’enchantement « black-blanc-beur »
L’Équipe de France joue un rôle particulièrement structurant dans l’imaginaire national et dans l’expression des fiertés patriotiques au point que les liens tissés entre football et nation paraissent aller de soi. Mais quel est le rôle dans cette construction de la médiatisation croissante des compétitions, de leur instrumentalisation par le pouvoir politique et leur récupération par tous les agents économiques pourvoyeurs de produits que ce sport génère (équipementiers, sponsors,…) ?
C’est la Coupe du monde 1998 qui a marqué le début de cet engouement populaire qui a débordé largement le cercle des amateurs de ce sport et a permis l’avènement du mythe. La victoire des Bleus d’alors revigore – certes de manière éphémère- tout un pays qui s’emballe derrière Zidane et son équipe « black-blanc- beur », censée symboliser une France plus ouverte à la diversité. Le grand public découvre un football professionnel qui constitue l’un des lieux de visibilité d’individus dont les histoires familiales renvoient, d’une part, aux liens historiques entre une nation et ses anciennes colonies et, d’autre part, à la diversité du « creuset » national. Cet événement a lieu dans un double contexte d’une embellie économique et sociale (baisse du chômage, loi sur les 35 heures…) et de la promotion des politiques d’intégration par le sport mises en place depuis le début des années 1990. Pour « pacifier les banlieues » et recréer du lien social, le sport est convoqué tant pour « intégrer » les populations exclues ou immigrées que pour « faire nation », dans le contexte d’une augmentation des flux migratoires, de ghettoïsation et de crise des banlieues. Une série d’événements dans les années qui suivent marquent pourtant la fin de l’enchantement de la France « black-blanc- beur », telle qu’elle avait été récupérée et utilisée à des fins de propagande multiculturaliste après la victoire en Coupe du monde. Le mythe du sport intégrateur et de la France unie derrière son équipe ne va pas tarder à se lézarder. La Marseillaise sifflée en 2001 en présence du premier ministre Lionel Jospin lors de la rencontre amicale France-Algérie, la présence de Jean-Marie Le Pen et du FN au deuxième tour de la présidentielle de 2002, les émeutes urbaines dans les banlieues françaises en 2005 suite à la mort de deux adolescents et les images tournant en boucle sur les chaînes internationales en sont des illustrations.
Dans un contexte géopolitique et social tendu, le regard de l’opinion sur l’équipe de France « métissée » a changé. Le coup de grâce viendra de la grève des Bleus au Mondial de 2010 en Afrique du Sud. De héros de l’intégration, les joueurs sont devenus des « traîtres à la nation », selon l’expression du sociologue Stéphane Beaud.
Illusion de l’Etat-nation
Capitaine de l’équipe en 1998, sélectionneur en 2016, Didier Deschamps fait renaître le mythe sans pour autant être dupe. Dans une interview, il soulignait sobrement que le football ne pouvait régler les problèmes sociaux. En effet, cet Euro s’est déroulé sur fond de manifestations – parfois émaillées de violences- contre la loi Travail. Cette loi, qui suit les « recommandations » de la commission européenne, a été imposée par le chef du gouvernement par l’utilisation du 49.3, sans débat ni vote à l’Assemblée et ce, malgré l’opposition de plus de 60 % de Français. Le football peut-il faire écran durablement à l’actualité sociale ?
Alors que les peuples européens ont de plus en plus le sentiment d’être dépossédés de leur souveraineté par l’Union européenne, l’Euro 2016 est venu à point nommé pour donner l’illusion que les Etats-nations ont encore une réalité. Restera dans la mémoire collective cette magnifique victoire contre l’Allemagne en demi-finale, riche de symboles et célébrée par une nation tout entière. Le football serait-il alors le dernier lieu où le sentiment national trouverait à s’exprimer ?
William Gasparini, sociologue, professeur à l’université de Strasbourg. Coauteur (avec Fabien Archambault et Stéphane Beaud) de l’ouvrage Le football des nations. Des terrains de jeu aux communautés imaginées, (préface de Gérard Noiriel) Paris, Publications de la Sorbonne, 2016
Le Monde 11/07/2016