La déprime française se voit dans les mots

Chômage, liberté, crise, réforme, justice, socialisme, pauvreté, Révolution française…. L’institut de sondages Elabe a demandé à des Français si des mots, ressentis comme positifs ou négatifs, correspondaient selon eux à l’image de la France. Le résultat de cette étude, réalisée avant les attentats de Nice, montre une France plutôt anxieuse et fracturée.

Les Français sont angoissés et portent un regard très noir sur leur pays. C’est le constat d’une étude passionnante sur les mots de la France réalisée par Elabe, un institut d’études et de sondages. Des mots qui sont surtout des maux et racontent le mal-être du pays quelques semaines avant les attentats de Nice, puisque l’étude a été réalisée entre le 10 mai et 22 juin 2016. Et il y a fort à parier que ces tragiques événements n’auront pas amélioré le regard que les sondés portent sur leur pays.

Lorsqu’on interroge les Français sur les mots qui le représentent, ils n’ont pas des idées très positives: ainsi, ils ont placé en tête «chômage», «crise» et «grèves». Arrivent aussi dans ce top 10 les groupes de mots «chacun pour soi» ou encore «anxiété», «assistanat» et «fracture sociale». Et «violence» et «terrorisme» ne sont pas loin…

Désamour pour le service public

L’étude a été réalisée avec un dispositif original. Les sondés, sélectionnés pour former un échantillon représentatif de la population, voyaient défiler des mots sur leur écran, de manière aléatoire. Ils devaient noter ces mots en les plaçant sur deux échelles: si le mot est «positif» et «négatif» d’un côté et s’il correspond plus ou moins à «l’image de la France» de l’autre. Le résultat forme un nuage de mots riche d’enseignement et qui déjoue certaines idées reçues:

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Si les mots liés à la libre entreprise sont regardés comme positifs –«dynamisme», «progrès», «audace», «compétitivité», «start-up»–, ils ne sont pas encore totalement associés à l’image de la France. À l’opposé, les mots qui décrivent le secteur public, comme «services publics» ou «fonctionnaires», sont vus comme plus «français» mais comme moins positifs.

Alors qu’une partie des commentateurs sont souvent enclins à décrire des Français «viscéralement attachés à leurs services publics», la réalité est donc un peu moins rose. Avec une note d’à peine 5/10 sur les deux critères, ils apparaissent en voie de délitement. Un tableau qui reflète le basculement de l’opinion publique, de moins en moins encline à soutenir la protection sociale, comme le constate le philosophe spécialiste des inégalités Patrick Savidan dans son livre Voulons-nous vraiment l’égalité?:

«On observe un glissement général entre 2000 et 2013: du plus généreux vers le moins généreux. Sur cette période, en effet, on enregistre une augmentation du nombre de Français qui jugent excessif de consacrer un tiers du budget de la France à la protection sociale (on passe de 14 à 21%); et ils sont moins nombreux à penser que c’est insuffisant (on passe de 32% à 15%).»

Même certains mots regardés comme «positifs» et «correspondant à l’image de la France» par les sondés interrogent. Certes, les mots «gendarmerie», «armée» et «police» sont particulièrement bien notés quant au ressenti, disant la confiance que les sondés accordent aux forces de l’ordre. Mais le fait que ces mots sont vus comme correspondant à l’image de la France peut signifier que le pays est désormais regardé comme une sorte de forteresse assiégée.

Le multiculturalisme bien accepté

L’étude donne aussi l’occasion de mesurer que certains jugements des Français sont plus positifs qu’on aurait pu le croire. Sur le libéralisme et la mondialisation, par exemple, les Français sont bien plus partagés qu’on ne les présente souvent. Leur ressenti n’est ni vraiment positif, ni vraiment négatif: il est un peu entre les deux…

«Le libéralisme et la mondialisation laissent nos concitoyens dubitatifs, ce que traduit la position de ces items aux alentours des 5/10 tant en termes de ressenti que d’attribution […]. Alors que ces deux mots ont longtemps été clivants dans nos études (selon les préférences partisanes notamment), les individus de tous horizons se rejoignent à présent pour douter, à l’exception des jeunes de 18 à 24 ans qui gardent ici une certaine foi», analysent dans la note qui accompagne l’étude Yves-Marie Cann, directeur des études politiques à Elabe, et Samuel Feller, directeur d’étude.

Diversité et multiculturalisme, eux aussi, ont plutôt les faveurs du public et sont vus comme «correspondant à l’image de la France», contrairement aux tabous qui entourent ce second mot«Le multiculturalisme, parfois tant décrié dans le débat public, suscite des sentiments finalement plutôt positifs», notent les auteurs.

Les Français ont aussi quelques mots pour lesquels ils sont prêts à crier pleinement «Cocorico»: la culture, la langue française, les terroirs ou «La Marseillaise» sont aimés des citoyens, et toujours considérés comme pleinement français. Voilà de quoi nous consoler dans ce contexte très noir post-attentats.

Slate 19/07/2016